Nathalie Azoulai
POL, 2024
Personne ne pourra réfuter que le numérique a investi nos vies. Et pourtant, que voyons-nous, que savons-nous de ces chiffres qui régissent désormais le moindre de nos gestes ? Qu’il s’agisse de faire nos courses, de réserver une place de théâtre, d’accéder à un article d’actualité, d’effectuer n’importe quelle requête sur Internet ou même d’écrire un poème, chaque idée, chaque mot, chaque signe subit instantanément sans que nous en ayons conscience un traitement qui les transforme en données chiffrées. Quelle révolution si l’on y songe, notre pensée constamment traduite en formules mathématiques ! En schémas binaires, combinaisons de 0 et de 1, propositions alternatives - si telle condition est remplie, alors telle proposition est la suivante. C’est cette étourdissante révélation qui saisit la narratrice de ce roman, écrivaine comme l’auteure à qui elle ressemble furieusement, alors qu’elle observe un codeur à l’oeuvre, à l’occasion d’un dîner chez des amis : leur fils est à l’écart, totalement absorbé par la tâche qu’il effectue sur son ordinateur, un casque vissé sur les oreilles.
Dès lors, l’écrivaine n’a plus qu’une idée en tête : apprendre à coder pour comprendre le fonctionnement de ce langage afin d’en faire un roman. Las ! Malgré toute sa bonne volonté et les cours particuliers qu’elle s’octroie, le python, puisque c’est le format qu’elle a choisi, lui reste complètement hermétique… Mais elle s’obstine, rencontre, interroge, creuse, et met au jour l’histoire du codage et de ses acteurs, leur acharnement à réduire toujours plus l’écart entre l’alphabet des hommes et celui de la machine.
Ceux-ci semblent pourtant avoir bien peu de chose en commun : l’un vise à produire du sens quand l’autre s’attache à exécuter un programme, le premier se tient du côté de la nuance et de l’ambiguïté, tandis que le second ne vise qu’à l’efficacité et à l’univocité. Le code tend à réduire le champ des possibles que la littérature ouvre au contraire à l’infini…
Ces deux langages peuvent-ils se rencontrer ? Ou bien la femme de lettres de cinquante ans qu’est la narratrice est-elle condamnée à rester étrangère à cet univers si naturel pour les jeunes geeks qu’elle s’est mise à fréquenter ?
Nathalie Azoulai entrouvre les portes d’un monde mystérieux et impénétrable pour nombre d’entre nous. Sa perplexité et son embarras sont les nôtres - en tout cas les miens ! - ce qui rend le texte particulièrement savoureux et drôle. Le vertige qui la saisit nous gagne à notre tour. Mais cette enquête volontiers facétieuse est avant tout l’occasion d’une réflexion fine et pertinente sur la manière dont ce nouveau langage souterrain modifie en profondeur nos facultés cognitives, sur le pouvoir des mots et sur la puissance de la littérature. Le langage mathématique pourra-t-il un jour se substituer complètement au langage humain ? L’intelligence artificielle peut-elle vraiment prétendre écrire des livres, entendons de la littérature propre à traverser les siècles comme l’a fait, par exemple, une Princesse de Clèves ?
La mise en abyme à laquelle l'auteure se livre à la fin du roman a de quoi rassurer les lecteurs peut-être inquiets que vous êtes : l’imaginaire des écrivains, la complexité des histoires qu’ils inventent restent encore d’une richesse que toutes les machines du monde auront bien du mal à égaler. Nathalie Azoulai nous en offre ici une bien belle illustration.
Nicole s'en est délectée tout autant que moi.
Ravie d'avoir partagé quasiment en temps réel cette réjouissante plongée dans l'inaccessible :-) (je vais tâcher de visionner La Grande Librairie d'hier pour écouter l'intervention de Nathalie Azoulai)
RépondreSupprimerIl s'en est fallu d'un cheveu que nous fassions une LC... ça fait longtemps ;-)
SupprimerJ'ai lu l'avis plus mitigé de Cathulu. Mais ton enthousiasme me donne envie d'en savoir plus.
RépondreSupprimerJ'ai été totalement conquise. Et d'autant plus heureuse que j'ai retrouvé le bonheur que j'avais eu à lire Titus n'aimait pas Bérénice.
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