dimanche 4 février 2024

De plomb et d’or

François Jonquet
Sabine Wespieser, 2024



Rares sont les fictions ancrées dans le milieu de l’art contemporain. Elles sont pourtant fort intéressantes tant ce monde, aussi bien par son objet que par ses acteurs, peut nous apparaître mystérieux, voire hermétique. François Jonquet, écrivain et critique d’art, auteur notamment d’une Intime conversation avec Gilbert & George, s’est essayé à l’exercice.


Il campe ainsi un personnage que l’on suit de son adolescence au terme de sa carrière artistique. C’est à la faveur d’une rencontre fortuite avec Christian Boltanski (mais l’est-elle vraiment ? Nan Goldin lui dira plus tard qu’« on ne rencontre jamais les gens par hasard ») que le jeune François Jonas découvre l’art contemporain, ce qui l’amènera bientôt à s’inscrire aux Beaux-Arts, où il fréquentera l’atelier du plasticien.


Il noue très vite avec lui une relation d’ordre filial, tandis qu’il établit une forme de complicité avec Annette Messager, qui n’est autre que la femme de Boltanski. C’est d’ailleurs elle qui lui ouvrira les yeux sur la proximité de son œuvre avec celle de son mentor : « c’est du Christian », lui souffle-t-elle lorsqu’il lui présente son travail. Dès lors, il doit trouver sa propre voie, et pour cela couper les ponts. Avec pour seul viatique le précepte d’Annette, pour qui on ne crée qu’en ratant, et la mise en garde de Christian à la fois contre l’envie de plaire et la nocivité du milieu où il est appelé à évoluer.


Si, d’un point de vue formel, le roman se subdivise en cinq parties, il en n’offre à mes yeux que deux, d’une pagination à peu près équivalente, au style très contrasté, correspondant à deux périodes, le passé et le présent. Hier : entre 1986 et 1994, la formation de François, sa fréquentation assidue de Boltanski ; et aujourd’hui, l’évolution et le succès rapide de François qui ne fera que reproduire inlassablement le modus operandi de l’œuvre qui l’aura fait connaître. 


Mais c’est autre chose qui transparaît aussi : l’opposition entre une époque à laquelle les artistes étaient animés par un véritable élan créatif, exposaient dans des conditions plus ou moins rocambolesques, où le prestige des galeristes se fondait sur leur talent à faire émerger une œuvre à laquelle ils croyaient, et un état actuel où l’artiste ne rechercherait que la célébrité et l’enrichissement, dans un marché dominé par la spéculation.


Même si je me méfie toujours un peu des discours nostalgiques d’un âge d’or, je me garderais bien de commenter ce point de vue sur un univers dont je ne suis pas suffisamment familière. Il n’en reste pas moins toutefois que la peinture précise qui en est faite est très convaincante. Non dénuée d’humour, elle s’appuie de toute évidence sur une parfaite connaissance du milieu et propose surtout une passionnante réflexion sur l’art. La deuxième partie du roman offre ainsi une réjouissante série de scènes et de portraits permettant de saisir la manière dont chacun des acteurs – artistes, marchands et collectionneurs – interagissent et contribuent à façonner le monstre que serait devenu le « marché de l’art ».


Si le héros du roman est une figure fictive, deux artistes quant à eux bien réels occupent également une place prépondérante : Christian Boltanski, dont François Jonquet présente amplement le parcours et la démarche, le lien étroit qu’entretenaient pour lui l’art et la vie jusqu’à vendre, dans un geste d’une profonde ironie, sa propre existence en viager à un collectionneur qui pouvait l’observer à travers les caméras disposées dans son atelier et qui le filmèrent en permanence jusqu’à sa mort ; et Jeff Koons, qui apparaît plus brièvement pour incarner son antithèse, comme étant celui qui aurait opéré le tournant décisif de l’art contemporain en faisant de l’œuvre un objet débarrassé de son essence originelle, conçu dans l’unique objectif de servir la notoriété et l'enrichissement de l’artiste et de ceux qui gravitent autour de lui. 


L’art possède-t-il encore une dimension existentielle ? Qu’est-ce qui définit une oeuvre ? Quelle est la place de l’artiste ? De quelle manière et en quel sens la biographie est-elle constitutive de l’oeuvre ? Quelle est la place du corps, celui de l’artiste, mais aussi celui de l’autre ? Et, bien entendu, où se situent les limites de l’art ? Autant de questions que soulève ce roman en évoquant des réalisations parfois extrêmement surprenantes, voire dérangeantes, mais qui n’ont rien de fictif. 


Pour qui s’intéresse à l’art contemporain, ce roman qui en relate brillamment tous les dessous et les enjeux se révèlera absolument passionnant. Certes, il faut s'accommoder du parti pris stylistique de la première partie - avec ses phrases parfois très longues, sa ponctuation hasardeuse, ses incises, tout cela censé reproduire le cheminement mental du protagoniste, sans se priver de l’emploi de l’imparfait du subjonctif. Renoncer à aller plus loin - comme j’ai pu être tentée de le faire - serait pourtant une erreur, tant ce texte d'une richesse et d'une acuité fantastiques change ensuite de nature pour ouvrir sur de stimulants questionnements.



5 commentaires:

  1. Très tentant malgré tes bémols ! Tu as toujours l'art de dénicher des pépites :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. :-)) Merci Violette. C'est toujours intéressant de sortir un peu des sentiers battus...

      Supprimer
  2. Il me tente, mais il faudra que je passe la première partie difficile.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce n'est que mon opinion. Mais je préfère prévenir, car si on est un peu désarçonné par le style de cette première partie, ça vaut vraiment la peine de s'accrocher et de poursuivre. Après, peut-être que tu ne seras pas gênée par le style... ça n'en sera que meilleur !

      Supprimer
  3. Pas suffisamment amatrice d'art contemporain pour supporter les phrases longues je pense (d'autant que j'ai encore du Proust dans les tuyaux, je vais garder des forces ;-) )

    RépondreSupprimer