vendredi 6 janvier 2023

Le coup du fou

Alessandro Barbaglia
Liana Levi, 2022


Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont





Eh bien ! Encore un livre de cet acabit et je me mets aux échecs… Parce que la complexité et la profondeur de ce jeu donnent des récits absolument fascinants ! L’Espagnol Paco Cerda avait déjà récemment mis le duel entre son compatriote Arturo Pomar et l’Américain Bobby Fischer au coeur de son roman Le pionA travers la rivalité de ces deux champions, qui connut son apogée en 1962 à Stockholm, il donnait à voir une certaine lecture du monde et révélait la manière dont la compétition était devenue un véritable enjeu au coeur de la guerre froide.

C’est ce même propos que développe l’Italien Alessandro Barbaglia, quoique avec un parti pris narratif fort différent. Là où Cerda faisait des échecs une métaphore des mécanismes socio-politiques régissant le monde, Barbaglia convoque Ulysse et Achille pour réinterpréter l’affrontement entre Bobby Fisher et Boris Spassky à la lumière de nos grands mythes fondateurs.  


Nous sommes désormais en 1972, Pomar a quitté la scène des échecs, mais Fischer en est toujours l’un des plus illustres acteurs. Les Soviétiques sont les maîtres incontestés de la discipline et le monde entier a les yeux tournés vers Reykjavik où sont attendus Fischer et le champion en titre Spassky : l’Amérique va-t-elle enfin mettre un terme à l'hégémonie de l’URSS ? Bien au-delà d’une simple compétition sportive, il s’agit d’un ring où les deux puissances antagonistes prétendent jouer la reconnaissance de leur supériorité. 


Spassky attend. Fischer est en retard. Fischer est absent. Le jour où doit s’ouvrir le tournoi, il n’a toujours pas quitté le sol des Etats-Unis. Enfermé chez lui, il écoute quatre stations de radio en même temps, boit du lait Holland, réserve des billets d’avion qu’il annule aussitôt. Lorsqu'il se décide enfin à se rendre à l’aéroport, c'est pour en ressortir quelques minutes plus tard, un nouveau poste de radio sous le bras. Tandis qu’en Islande les membres du KGB et la délégation diplomatique américaine sont plongés dans la perplexité, Henry Kissinger décroche son téléphone pour tenter d’amadouer l’individu incontrôlable qui semble tenir le destin de l’Amérique et du monde entre ses mains…


Tout est démesuré dans ce livre, tout défie l’entendement, et c’est sans doute pourquoi la métaphore choisie par Barbaglia fonctionne aussi bien. Cerda révélait déjà le caractère totalement hallucinant de la personnalité de Fischer. Barbaglia enfonce le clou. Il dépeint un être si dénué d’humanité qu’il en devient terrifiant : enfermé dans une inexpugnable solitude, Fischer se nourrit exclusivement de lait et d’oranges pressées et, depuis l'âge de sept ans, ne vit que pour les échecs qui lui ont permis de développer une intelligence et une capacité de calcul ahurissantes. Les échecs sont l’alpha et l’omega de son univers, ainsi réduit aux 64 cases du plateau mais ouvrant sur d’insondables horizons. L’affrontement qui l’attend à Reykjavik revêt une dimension existentielle que les enjeux diplomatiques viennent parasiter et qui le conduisent au bord de l’abîme. 


Barbaglia mène son récit comme une captivante odyssée, à laquelle il donne pourtant des accents intimes en l’entremêlant à sa propre histoire : celle qui le rattache à son père, éminent psychologue trop tôt disparu et qui s'était lui-même intéressé à la figure de Bobby Fischer. Loin d'être artificielle ou confuse, cette époustouflante architecture confère à ce récit une dimension à la fois épique et profondément humaine. Un bijou littéraire dont j'aurais aimé fair durer le plaisir un peu plus longtemps... 



Après Le pion, j'hésitais à lire un nouveau livre sur le même sujet, avec le même protagoniste. Heureusement, il y a eu le billet de Nicole

8 commentaires:

  1. Intrigant, tu donnes envie d'aller y voir de plus près !

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    1. Eh bien tant mieux car c'était exactement l'effet recherché :-) J'ai tellement aimé ce roman !

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  2. Merci pour cette découverte. Je m'empresse de le noter.

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  3. Ravie de te lire, tu penses... Je n'ai plus qu'à lire Le Pion :-)

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    1. Voilà. Le livre de Cerda est toutefois plus âpre. Mais la construction est néanmoins magistrale et il est tout aussi passionnant.

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  4. Malgré ton billet enthousiaste, je ne suis toujours pas sûre de m'intéresser à ce sujet là.

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    1. Tu sais, moi, les échecs au départ... ils n'entraient absolument pas dans mon champs de préoccupation. Mais, comme toujours, c'est le traitement qui fait tout. Et là, le texte est vraiment fabuleux.

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