lundi 2 janvier 2023

Detransition, baby

Torrey Peters
Libertalia, 2022


Traduit de l’américain par Lena Lambla-Kerveillant



S’il y a bien une chose dont je me rends compte depuis quelque temps, c’est que tout ce que je pouvais tenir pour acquis connaît pas mal de coups de boutoir. Côté environnement, fini la période d’abondance, les ressources de la planète sont en bout de course et si nous n’inventons pas fissa d’autres modes de consommation et d’autres standards de vie, nous fonçons dans le mur. 

Plus complexe, l’expression de mon féminisme. Pour moi qui ai été élevée par une mère ultra engagée, les combats féministes ne sont pas une option, et #MeToo a vraiment été ce qui est arrivé de mieux pour défendre une cause qui est loin d’être réglée. Pourtant, je me sens de plus en plus souvent en décalage avec les positions exprimées par les jeunes générations.

Et là où ça devient carrément ardu, c’est lorsqu’on aborde les questions de genre. J’avoue qu’il y avait à mes yeux un facteur biologique qui s’imposait. Aujourd’hui pourtant, cette vision dite binaire ne semble plus si évidente pour tout le monde. A côté de ça, les mouvements wokistes tendent à exacerber au contraire les différences pour enfermer les individus dans des carcans communautaires. Bref, tout cela suscite pas mal de questionnements, qui se retrouvent d’ailleurs au coeur de nombreux échanges avec ma famille et mes amis.


Une fois qu’on a fait ces constats, soit on campe sur ses positions, on se dit que c’était mieux avant et on se replie sur soi ; soit on essaye d’y comprendre quelque chose… Et c’est là que la littérature est d’une aide précieuse. Et voilà pourquoi mon choix s’est porté sur ce roman.


Ecrit par une auteure transexuelle, il met en scène des personnages ayant eux-mêmes transitionné. On entre ainsi dans la vie de plusieurs de ces femmes dont le rapport au corps et la maternité sont des préoccupations constantes. Ames - trans ayant fini par détransitionner - vit à New York avec Katrina. Lorsque celle-ci tombe enceinte, à 39 ans, après une fausse couche qui avait eu raison de son premier mariage et alors qu’Ames se croyait stérile après le traitement hormonal qu’il avait reçu, celui-ci se voit contraint de lui révéler son histoire. L’un est sonné par l’idée de devenir père, l’autre par celle d’avoir conçu un enfant avec un ancien trans. Quel père Ames pourrait-il être ? Quelle famille pourraient-ils former ? Katrina peut-elle garder ce bébé de la dernière chance ? 

Ames n’entrevoit qu’une issue : rappeler son ex, Reese, dont le désir le plus ardent mais aussi le plus inaccessible serait d’avoir un enfant. Il va lui proposer de se joindre au couple pour constituer ensemble une nouvelle forme de parentalité que chacun pour des raisons différentes croyait ne pas être en mesure de connaître. 


Dit comme cela, on pourrait craindre une forme de vaudeville sauce queer. En fait, si l’on entre bien avec ce roman dans un univers quelque peu méconnu et pour tout dire un peu déstabilisant pour une personne hétérosexuelle cisgenre telle que moi - il y a notamment tout un vocabulaire avec lequel on apprend à se familiariser - il ne s’agit contre toute attente ni d’un texte alternatif volontairement provocateur ni d’un texte militant en faveur des minorités sexuelles. Du moins ne se réduit-il pas à cela. Ce texte interroge avant tout la notion de famille et son modèle dominant : un papa, une maman, un enfant (ou plusieurs). N’en déplaise aux tenants de La manif pour tous, celui-ci n’a cessé d’être bousculé depuis l’apparition des cellules monoparentales, qui ne sont rien d’autre qu’une nouvelle norme désormais couramment admise. Mais entre familles recomposées, mariage homosexuel ou gpa, les lignes continuent de bouger. Très vite. Trop peut-être ? 

D’autant que cette réflexion en croise une autre sur la maternité elle-même et le droit à avoir des enfants. Il y a les femmes qui doivent se justifier de ne pas en avoir - ou, pire encore, de ne pas en vouloir - quand on accuse certaines autres de faire des bébés pour toucher des aides ou pour acquérir une nationalité. Sans parler des couples dits mixtes dont l’union - et donc la descendance - peut être rejetée par leur famille. Ainsi Katrina et Reese s’affrontent-elles sur le terrain de leur « droit [respectif] à être une victime ». Et nous voici donc sur le fameux terrain de l’intersectionalité…


L’auteure est parvenue à créer une fiction nous proposant une lecture des « problématiques » qui se posent - ou s’imposent ? - à nous tout à fait intéressante et, me semble-t-il, pertinente. Si la structure narrative choisie, qui alterne les chapitres relatifs à la jeunesse d’Amy-Ames avec ceux de son histoire avec Katrina, ne m’a pas complètement convaincue - ayant nettement préféré les seconds aux premiers - elle permet néanmoins de donner une certaine profondeur de champ au sujet pour mieux en appréhender tous les contours. Mais ce qui rend le livre tout à fait intéressant, c’est qu’il invite à s’interroger et à déplacer notre regard bien plus qu’il ne cherche à imposer une vision du monde. En ce sens, il a parfaitement répondu à mes attentes, et j’espère bien que l'année qui s'ouvre m'offrira bien d'autres lectures tout aussi intéressantes, éclairantes et propices à la réflexion.

10 commentaires:

  1. C'est sûr que les choses vont très vite ces dernières années, mais il faudra du temps pour faire le tri entre des phénomènes de mode, des provocations et de véritables bouleversements de société. En plus, le monde médiatique si manichéen ne facilite pas la tâche. Je n'ai pas très envie de me lancer dans une lecture là-dessus.

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    1. Justement, je trouve ce type de livre permet de prendre du recul et le temps de la réflexion. Ça nous sort du matraquage médiatique et de celui des réseaux sociaux où tout est traité à l'emporte-pièce.

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  2. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, les choses évoluent à une vitesse grand V. D'après ce que j'ai pu constater, les jeunes (la vingtaine et moins) semblent très à l'aise avec toutes ces questions de binarité et de fluidité de genre. (je ne sais pas si c'est la même chose dans des communes plus petites et plus rurales). Je ne connaissais pas ce roman et, à dire vrai, je ne m'y serais pas arrêté si je l'avais croisé mais tout le bien que tu en dis m'interroge.

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    1. Oui, j'ai réalisé assez récemment que la perception que j'avais de certaines questions était en fait très datée. C'est important de saisir la manière dont le monde évolue, ce qui ne veut pas forcément dire remettre en cause notre propre système de pensée. Mais le mettre en perspective, ça oui.

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  3. Tout ça m'intrigue et me rend curieuse... Belle année à toi, Delphine, de riches découvertes à foison :)

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  4. Il est clair que nous sommes loin du modèle autour duquel nous nous sommes construit depuis l'enfance, une génération qui a à peine assisté à la "normalisation" de la perception de l'homosexualité (je dis à peine parce qu'il y a encore des résistances, hein). Les "z" et plus encore les "alpha" débarquent sur une drôle de planète... J'avoue que, peut-être parce que je n'ai pas d'enfants le sujet ne m'intéresse pas plus que ça d'un point de vue littéraire ou même intellectuel, je me contente d'observer sans juger, comme d'habitude.

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    1. Il est certain que les enfants te poussent dans tes retranchements et t'obligent à réajuster ton regard. Tu ne peux pas te contenter de leur dire que leur vision te paraît erronée et ils te permettent de prendre du recul par rapport à tes propres certitudes. Ils sont un vrai rempart contre le danger de devenir "un vieux con" (ou une vieille conne !), même si c'est parfois un peu douloureux. En revanche, c'est toujours intéressant et stimulant.

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  5. Merci pour cette mise en lumière d'un ouvrage engagé. On sent qu'il t'a plu.

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    1. Plu, je ne sais pas si c'est le mot juste. Mais surprise et intéressée, ça oui !

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