Marie de Lattre
Robert Laffont, 2023
L’Histoire telle qu’elle nous est enseignée est faite de dates, de chiffres, d’analyses. Aussi dramatiques puissent être les événements, ces données font écran : elles nous mettent à distance des faits les plus douloureux et les plus abjects. C’est sans doute aussi ce qui nous permet de les regarder en face. La littérature emprunte quant à elle d’autres voies. Derrière les chiffres, elle remet des noms, des parcours individuels, des émotions. Ainsi Marie de Lattre relate-t-elle l’histoire de ses grands-parents paternels, déportés le 9 février 1943.
A la mort de son père, elle a hérité de lettres. Lui n’avait jamais pu les ouvrir. Elles avaient été envoyées par Frieda et Kogan à Pierre et Madeleine. Envoyées par ses parents à ceux qui allaient désormais le recueillir, lui donner nouveau nom, sécurité et affection.
Son père ne lui avait jamais raconté son histoire. Marie en connaissait quelques bribes furtivement révélées sans qu’elle ait pu prendre la réelle mesure de ce qu’elle apprenait alors. C’est une histoire qu’il valait mieux taire : tout pouvait recommencer. Ensemble, ils avaient regardé Nuit et Brouillard ; Shoah de Claude Lanzmann occupait une bonne place sur les étagères de la bibliothèque familiale. Mais ce que lui avait vécu demeurait tu. Et elle avait dû promettre de ne jamais rompre le silence.
Mais cette histoire, Marie en est dépositaire. Elle est inscrite jusque dans son nom : Marie, Madeleine, Frida - sans le e. Quant à de Lattre, elle n’est que la deuxième génération à le porter. C’est un autre nom qui permet de remonter le fil de l’histoire familiale, et c’est celle-ci qu’elle s’attache à découvrir. Celle de deux immigrés arrivés en France de Lituanie pour l’une et d’Ukraine pour l’autre au début des années 20. Marie nous replonge ainsi dans un Paris épicentre de l’effervescence intellectuelle et artistique - Kogan est peintre. Elle évoque les conditions d’existence des époux, leur union, puis les fêlures et la distance qui s’installe avant que chacun ne rencontre à nouveau l’amour, tandis que l’étau se resserre autour des juifs.
Puis c’est l’arrestation. Les semaines passées à Drancy avant l’envoi à Auschwitz, dans les conditions que l’on sait.
Mais Marie a beau savoir, comme nous tous, lire les mots de ses proches et ressentir à travers eux la peur, le froid et la faim qui ne vous lâchent pas, plonge nécessairement dans un effroi que la connaissance que nous avons de ce qui les attend ne fait que démultiplier.
Marie aura mis vingt ans à écrire ce récit, si difficile à approcher. Il aura fallu lire les lettres, regarder les photos, se rendre sur les lieux par où ses grands-parents étaient passés, interroger parents et amis pour combler les vides et les silences. Il lui fallait aussi se réinscrire elle-même dans cette histoire. C’est précisément ce qui rend ce récit si émouvant. Elle laisse place à ses propres souvenirs et retisse peu à peu le lien que son père avait préféré rompre. Elle procède par touches délicates, entre dans l’intimité de sa famille et nous fait entrer dans la sienne en nous invitant à l’accompagner sans jamais se montrer impudique. Elle entremêle ses propres mots avec ceux des lettres écrites par ses grands-parents dont elle nous livre de nombreux passages, souvent poignants. Ce texte est pourtant empreint de vie et de lumière : en faisant oeuvre de mémoire, il s’attache en effet à faire revivre ceux sur qui la nuit s’est abattue et à restaurer le lien entre générations. Pour pouvoir à nouveau se tourner vers l'avenir.
Le passé est tenace dans la vie des individus et ce qui est tu à une génération ressurgit souvent à la suivante, avec une souffrance autre, mais qui doit se dire. J'ai entendu la semaine dernière une émission de radio où les habitants de Drancy juste après guerre disaient à quel point le silence recouvrait ce qui s'était passé là, dans certains lieux. Je note ce livre.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup ces histoires douloureuses de famille, ces recherches... elles sont souvent riches en émotions, très humaines.
RépondreSupprimerTant de silences qui ont étouffée une génération entière et font l'objet, par l'intermédiaire de la suivante d'enquêtes aussi poignantes que salutaires. Lorsque la littérature s'y ajoute, cela donne des moments très forts et intenses.
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