jeudi 2 janvier 2020

Le monde n’existe pas


Fabrice Humbert

Gallimard, 2020



Lorsque Adam Vollmann voit s’afficher sur les écrans de Times Square le portrait de son ami d’enfance, qu’il a depuis longtemps perdu de vue, il est sous le choc. Activement recherché par la police, celui-ci est en effet présenté comme l’assassin d’une adolescente  disparue qu’il aurait d’abord violée. Comment le bel Ethan, sportif accompli, celui qui suscitait l’admiration de tous les lycéens de la petite ville de Drysden, aurait-il pu commettre de tels actes ? Comment le seul garçon qui voulut bien lui offrir son amitié aurait-il pu faire preuve d’une telle cruauté ? 
Ne parvenant à y croire, Adam devenu journaliste décide de mener l’enquête et retourne alors dans la petite ville de province où lui-même ne put jamais trouver sa place.

Fabrice Humbert aime les titres qui interpellent, les titres installant d’emblée le lecteur dans l’idée qu’au-delà du roman, c’est une véritable réflexion philosophique qu’il est invité à partager : L’origine de la violence, Avant la chute, Comment vivre en héros... A cet égard, Le monde n’existe pas présentait un caractère absolu et définitif qui m’a suffisamment intriguée pour m’inciter à passer outre les relatives déceptions que provoquèrent mes deux dernières lectures de l’auteur.

Si ce récit semble à première vue se présenter comme un classique roman à énigme, il prend rapidement un autre tour. Les images choisies, d’abord, qui orientent d’emblée la réception de l’information : les photos montrant la jeune victime, Clara Montes, éclatante de vie, rendent sa mort presque irréelle, tandis que l’air pathétique de la journaliste venue sur place rendre compte de l’affaire théâtralise à outrance son émotion. 
Si le sujet passionne l’Amérique, occupant journaux télévisés et unes de la presse nationale autant que locale, il n’y a quasiment aucun fait établi. Le corps de la victime n’a pas été retrouvé et le présumé coupable se cache dans les montagnes, dont il connaît le moindre recoin. Mais toutes les personnes ayant pu approcher la jeune fille sont appelées à témoigner - parents, camarades de classe, voisins... - élaborant ainsi peu à peu un portrait amplement relayé dans les médias et sur les réseaux sociaux, permettant à chaque personne de le reprendre à son compte.
Quant aux images elles-mêmes, ne peut-on douter de leur véracité ? Quand on sait que tous les montages sont aujourd’hui possibles, que l’on peut même désormais mettre dans la bouche d’un individu des propos qu’il n’a jamais tenus, peut-on prêter foi à tout ce que l’on voit sur nos écrans ? Pire encore, ce que nous y découvrons ne modèle-t-il pas notre vision du monde pour construire de toutes pièces une autre réalité ? 

Dans cette fiction brillamment menée, Fabrice Humbert s’appuie sur des pratiques antérieures à l’apparition des réseaux sociaux et aux développements technologiques qui les accompagnent pour scruter les notions de vérité et de réalité. Cinéma, littérature, journalisme... toute forme de représentation a toujours été une construction nécessitant d'être questionnée. Cependant, aujourd’hui plus encore qu’hier, à l’heure où nous avons un accès illimité au monde sans avoir à sortir de chez nous, nous devons nous interroger sur la nature de ce que nous recevons. Une nécessité qui sera plus pressante encore demain, lorsqu’une majorité de messages circulant sur la Toile émaneront de bots, lorsque livres et articles seront rédigés par des intelligences artificielles et lorsque les likes et autres formes d’«engagement» seront majoritairement le fruit de vastes «fermes de clics» totalement désincarnées...
Le monde n’est-il plus que faux-semblant ? Qu’un vaste théâtre ? Existe-t-il encore ? C’est toute la vertigineuse question de ce roman, qui me semble d’une terrifiante pertinence.




20 commentaires:

  1. Haha, celui-ci est en effet pour moi !

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  2. Je n'ai pas été super séduite par Comment vivre en héros mais j'ai beaucoup aimé les autres romans que j'ai lus de lui. Celui-ci a l'air de se rapprocher de ceux que j'ai appréciés, non ?

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    1. Je n'avais pas beaucoup aimé Comment vivre en héros non plus. Si tu aimes cet auteur, tu devrais apprécier ce nouvel opus. Pour ma part, en tout cas, je trouve que c'est un très bon cru.

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  3. ravie de bientôt retrouver Fabrice Humbert, un auteur dont j'ai lu tous les livres je pense... ton billet donne envie !

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  4. Tiens, ça a l'air pas mal du tout... Je n'ai encore jamais lu Fabrice Humbert. En tout cas le thème me parle.

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  5. Ah, on affiche les assassins recherchés à Times square ? Je ne me souviens d'y avoir vu que de la publicité ou des clips... ;-)
    J'ai beaucoup les romans de Fabrice Humbert que j'ai lus, je ne doute pas que tu aies apprécié celui-ci.

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    1. Que veux-tu, on n'arrête pas le progrès ! Je trouve cet auteur un peu inégal, mais ce livre-ci est très bon.

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  6. En démarrant la lecture de ton billet j'ai lu "viol" et je me suis dit oh la grosse thématique de la rentrée mais finalement non et je ne sais pas s'il passera entre mes mains mais les thèmes explorés sont très intéressants à décortiquer dans notre monde actuel.

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    1. De viol en tant que tel, il n'est pas question en effet. Cet élément est là pour ajouter à l'effet de la construction, pour dramatiser encore l'événement et le rendre par là-même encore plus "viral". Donc, non, pas d'histoire de viol... mais grosse thématique quand même ;-)

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  7. encore une tentation à l'horizon...
    en fait je n'ai encore lu aucun de ses livres il serait peut-être temps :-)

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  8. L'auteur a effectivement très bien réussi à faire passer son message, même si j'ai trouvé la fin un peu abrupte par rapport au rythme plutôt lent et au style très fouillé du reste du récit :)

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    1. Ah oui ? Je l'ai trouvée plutôt pas mal, quant à moi.

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  9. Là nos avis divergent. Je n'ai pas accroché avec ce livre. Et pourtant, les questions qu'il pose sont vraiment pertinentes, et l'approche originale. Je n'ai pas été séduite par l'écriture, et je crois que les personnages m'ont paru trop froids pour m'embarquer. Je ne l'ai pas fini.

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    1. Ah oui ? C'est vrai qu'il y a une distance qui est mise avec ce qui est raconté. Mais cela ne m'a pas gênée, c'est aussi ce qui permet cette forme d'analyse...

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  10. Un roman passionnant à plus d'un titre.

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