mardi 25 mars 2025

Tiré de faits irréels

Tonino Benacquista
Gallimard, 2025


Je me fais toujours une fête de lire un nouveau livre de Tonino Benacquista, même si depuis quelque temps les réactions qu’il suscite en moi fluctuent entre exaltation et désappointement. Après une remarquable incursion dans le récit autobiographique, l’écrivain clame son retour à la fiction avec un titre sans équivoque : Tiré de faits irréels.


Il nous plonge même au coeur de la fabrique fictionnelle en relatant le parcours d’un éditeur de littérature désormais à la veille d’entrer en liquidation judiciaire. Bertrand Dumas évoque ses différents auteurs, se remémore certains épisodes de sa carrière, quelques-unes de ses expériences parmi les plus cuisantes ou les plus éclatantes et fait le constat d’un glissement de la profession vers une financiarisation qui lui est préjudiciable - ce qui, évidemment, n’a pas manqué de m’interpeller : les pages que Benacquista consacre au portrait d’un milliardaire en quête d’une maison d’édition à acquérir sont de loin celles que j’ai préférées ! (Toute ressemblance avec des personnages ou des faits réels ou ayant existé, etc.) 


Elles n’auront pourtant pas suffi à emporter mon enthousiasme. D’abord parce qu’au-delà de la succession de saynètes - certes plaisantes - dont on ne perçoit pas toujours la cohérence de l’enchaînement, le récit peine selon moi à trouver une réelle assise. Ensuite parce que Benacquista s’amuse beaucoup à brouiller les lignes entre les souvenirs « réels » de son héros et le récit que celui-ci en restitue, si bien que l’on finit par être un peu perdu. Certes l’auteur est d’une grande habileté puisque c’est là le but recherché. Son héros se laisse insensiblement entraîner dans un espace narratif aux contours de plus en plus flous, et l’on finit par se demander si l’on n’est pas entré dans une fiction secondaire, sans vraiment pouvoir identifier le moment où les choses ont basculé. C’est amusant et même assez bluffant, mais comme il arrive parfois lorsqu’un artiste fait preuve de virtuosité, on est plus admiratif de sa technicité que touché par la puissance de son oeuvre. 


Il en a maintes fois fait la démonstration, Benacquista possède un imaginaire d’une richesse infinie et maîtrise comme personne l’art de raconter les histoires. Mais à l’instar des prestidigitateurs qui nous éblouissent par la qualité de leurs tours, il ne doivent rien laisser entrevoir de leurs secrets de fabrication, sous peine d’abolir l’émerveillement…



mardi 18 mars 2025

Après Dieu

Richard Malka
Stock/Ma nuit au musée, 2025


Disons-le d’emblée, j’éprouve une profonde admiration pour Richard Malka. Pour son courage et sa détermination sans faille à défendre la liberté d’expression et la laïcité, qui sont pour moi des valeurs fondamentales non négociables. Encore cela est-il facile à affirmer lorsqu’on s’en tient à des échanges entre amis ou entre collègues. Lui, il porte haut et fort sa parole, publiquement, il en a fait le combat d’une vie. Ce qu’il paye de sa liberté de mouvement, désormais assujétie à la présence permanente de gardes du corps chargés de le protéger des lourdes menaces pesant sur lui. Et, bien sûr, on le sait, c’est de leur vie que ses amis de Charlie Hebdo ont payé l’exercice d'une parole libre.


Lorsque les Editions Stock lui ont proposé d’écrire un texte pour leur iconique collection Ma nuit au musée, c’est un monument national qu’il a choisi, l’un des hauts lieux de notre République : le Panthéon, où reposent les plus grandes figures de notre histoire. Son idée était de pouvoir dialoguer avec celui qui fut peut-être le premier et de manière certaine le plus acharné des pourfendeurs du fanatisme religieux et le plus ardent défenseur de la libre pensée. C’est en effet vers Voltaire qu’il a voulu se tourner pour tenter de trouver une réponse à la question qui le taraude : une fois que l’on a renversé la religiosité, une fois que l’on a proscrit le sacré, quelle transcendance proposer aux hommes et aux femmes pour leur permettre de s’élever, d’espérer, et empêcher ces fléaux de revenir en force ? Au vu de l’avancée inouïe de l’obscurantisme à laquelle nous assistons aujourd’hui, il est devenu plus qu’urgent d’agir.


Pendant quelques heures, Malka s’adresse donc à Voltaire, évoquant le parcours du philosophe et son histoire personnelle, mettant en miroir le contexte socio-historique des Lumières et le nôtre. Il observe les analogies et mesure surtout les écarts qu’ont produits plus de deux siècles d’Histoire. Aujourd’hui comme hier, il s’agit toutefois de combattre toutes les formes de fanatisme et d’emprise religieuse. Malka pourfend tous les communautarismes, qui réduisent les individus à une seule des diverses composantes de leur identité et conduisent inévitablement à l’intolérance, avec toutes les implications que l’on connaît. C’est pourquoi le religieux doit rester circonscrit à la sphère privée afin de l’empêcher d’investir l’espace public, politique, où il finit toujours par devenir hors de contrôle. Et surtout, il ne faut en aucun cas justifier les diktats religieux sous couvert d’un pseudo respect de l’altérité et de la défense des opprimés. Malka met précisément le doigt sur ce la nature du sophisme qui fausse aujourd'hui le débat : « Comme le christianisme d’hier, l’islam d’aujourd’hui est une religion d’oppression. Le problème, c’est que c’est également la religion des oppressés. » Au nom de la défense des opprimés, il est plus que dangereux de défendre ceux qui entendent imposer leurs règles et justifier ainsi l’injustifiable. Dénoncer un islam qui opprime ne revient aucunement à être islamophobe, comme on voudrait nous le faire croire. C’est pourquoi la défense de la laïcité est cruciale, de même que l’enseignement de la distance critique. Cela seul pourra permettre à chacun de pratiquer le culte de son choix dans le respect de toutes les religions et de toutes les opinions. « La tolérance à l’égard de l’intolérance est une décadence », nous alerte-t-il avec raison.  


La pensée de Richard Malka est d’une fluidité impressionnante, ses mots sont simples, habités par un humanisme qui se traduisent jusque dans le ton de sa voix et le sourire qui illumine son visage lorsqu’il s’exprime. C’est ce qui donne toute sa force à son propos. Avec lui, cherchons à « renouer avec une ambition pour l’humanité, une dialectique offensive de la liberté, une rage de convaincre le monde de la justesse de l’idée laïque ». Telle est la transcendance, héritage des Lumières, qui doit nous guider.


lundi 10 mars 2025

La guerre par d’autres moyens

Karine Tuil
Gallimard 2025


Karine Tuil, j'ai déjà eu l'occasion de l'affirmer, maîtrise comme personne l’art de la construction romanesque. Entrer dans l’un de ses livres, c’est être assuré de se voir happé par un récit captivant mettant au jour les mécanismes qui régissent notre société. Déterminismes, phénomènes de domination, communautarismes, terrorisme, radicalisation… l’auteure n’en finit pas d’interroger les mouvements de fond qui travaillent le corps social pour observer la manière dont ils impactent l’existence de chacun.


Je dois toutefois avouer que j’ai mis un peu plus de temps qu’à l’accoutumée à entrer dans son dernier roman : les états d’âme d’un ex-président de la République désoeuvré, en mal de statut social et aux prises avec l’alcool ne constituaient pas pour moi un sujet de choix. Pas plus que ne me passionnait son irrésistible attrait pour une actrice à la plastique avantageuse de vingt-cinq ans sa cadette. Ajoutons à cela l’affliction de l’épouse évincée, une romancière jouissant d’une certaine notoriété, et j’ai eu un instant l’impression de sombrer dans une dimension people ! D’autant qu’on est très vite tenté de mettre des noms sur les protagonistes - même s’ils se révèlent composites et s’ils convoquent plusieurs personnalités. Où Karine Tuil voulait-elle donc en venir ?


Il faut avoir passé le premier tiers du roman pour la voir enfin entrer dans le vif de son sujet et mettre en place sa mécanique implacable. Au centre du dispositif : un livre. Ecrit par l’ex-épouse, bientôt adapté au cinéma, avec la rivale en guise d’interprète principale. Son sujet ? Les violences faites aux femmes. Viennent alors s’agréger quelques personnages secondaires - un réalisateur autoritaire mais charismatique (ou l’inverse ?), la fille du président, une militante des droits des femmes parfaitement représentative de la génération Z, ou encore une nymphette laissée pour compte de l’industrie cinématographique. Nous voilà ainsi parés pour plonger au coeur de l’ère post Metoo et poser la question du féminisme. 


Tout d’un coup, c’est sûr que j’étais plus dans mon élément ! Et ce qui se révélait particulièrement intéressant, c’est que l’auteure n’hésitait pas à se colleter avec la complexité du sujet. Aujourd’hui, le féminisme est en effet traversé par différents courants structurés autour d’une forte dimension générationnelle qui, pour le dire avec pudeur, ne sont pas toujours très compatibles entre eux. Or, Karine Tuil parvient à présenter ces différentes sensibilités, à les faire dialoguer, et intègre même le point de vue masculin - avec tous les paradoxes, les ambiguïtés… et les angoisses que peuvent désormais connaître ces messieurs ! Chacun et chacune se positionnera plus volontiers du côté de l’un ou l’autre des personnages, mais je sais gré à l’auteure d’être restée en surplomb.


Le récit nous offre tout un enchaînement de situations, de prises de parole et de décisions qui forment un extraordinaire écho à tout ce que l’on peut lire dans la presse, découvrir sur les réseaux sociaux, connaître à titre personnel et, bien entendu, aux réflexions que nous sommes tous amenés à avoir. C’est ainsi que l’on retrouve une Karine Tuil fidèle à elle-même, qui nous aura bel et bien proposé un nouveau page-turner à la croisée de l’intime et du social, en prise directe avec les préoccupations de notre temps. 


La parution de ce livre nous ayant offert à Nicole et moi-même l'occasion d'une nouvelle lecture commune, je vous invite à découvrir sa chronique ici.




mercredi 5 mars 2025

Berceuse pour Octave et Paul

Arthur Cahn
Christian Bourgois, 2025


Je suis généralement réfractaire aux récits de la perte d’un enfant tant cette idée m’est insupportable. Entrer en empatie avec un personnage qui connaîtrait cette expérience me serait beaucoup trop douloureux. Pourquoi cette fois ai-je sauté le pas ? Parce que le sujet en cachait un autre, d’ordre plus sociétal.


Octave, en effet, est un petit garçon de deux ans qui se noie dans la piscine de sa grand-mère, alors que ses parents dormaient encore et qu’ils ne l’ont pas entendu se lever. Comment a-t-il réussi à enjamber les barreaux de son lit et à gagner le jardin sans se faire remarquer ? Pourquoi la bâche de protection n’avait-elle pas été tirée ? La famille endeuillée ne cessera de se poser ces lancinantes questions ni d’imaginer la litanie des « si » qui auraient pu empêcher le drame, comme sans doute commence par le faire tout parent confronté à la mort de son enfant. 


Arthur Cahn trouve les mots justes pour cerner cette absence contre-nature, l’effroi, la douleur, le sentiment de culpabilité, et il y a beaucoup de pudeur dans l’expression de cette détresse infinie. Mais c’est autre chose qui va se jouer très vite et l’on n’accompagnera pas les parents dans leur lent cheminement pour tenter d’accepter l’inacceptable et reprendre le cours d'une vie fracturée. Car Octave était un enfant adopté, et ses parents s’appellent Paul et Fabien. 


Très vite, leur souffrance est profanée : si l’enfant est mort, c’est qu’il n’avait pas de famille « normale », entendez un père et une mère qui auraient su le protéger et l’élever. Tel est le propos que tient une responsable politique militante de la Manif pour tous, farouchement opposée au mariage homosexuel, qui voit là l’occasion de remettre sa sinistre cause au coeur des débats pour tenter d’obtenir le retrait de la loi qu’avait portée en son temps Christiane Taubira. Ainsi les parents endeuillés sont-ils projetés malgré eux dans une polémique et un combat qui n'est pas le leur, eux qui voulaient simplement chérir leur fils...


La force du roman tient sans aucune doute à sa manière d’aborder l'homophobie et la question de l’homoparentalité sans opter pour une posture militante : les parents se refusent à incarner un symbole, ce qui permet à l’auteur de ne jamais se départir du point de vue intime de ses personnages. En faisant le récit d’une souffrance incommensurable sans sombrer dans le pathos, Arthur Cahn ne fait que souligner l'obscénité d'individus qui s'efforcent de salir ceux qui ne vivent pas comme eux. Il n'aurait pu mieux servir son propos : comment en effet ne pas être touché en plein coeur par ce délicat roman ?

samedi 1 mars 2025

6 avenue George V

Thomas B. Reverdy
Flammarion, 2025


Avec ce récit, Thomas B. Reverdy inaugure une toute nouvelle collection intitulée « Retour chez soi ». Le temps d’une journée et d’une nuit est offerte à un écrivain la possibilité de retourner sur un lieu de son enfance ou de son adolescence afin qu’il livre le récit intime de cette expérience. Ça vous rappelle quelque chose ? Comment ne pas penser en effet à « Ma nuit au musée » des éditions Stock ? Les succès éditoriaux sont toujours source d’inspiration pour les autres éditeurs…


Je dois dire que j’étais un peu circonspecte. D’autant que, plus encore que la confrontation avec une oeuvre qui vous touche particulièrement, ce dispositif me semblait de nature à mettre les écrivains dans une situation de profond bouleversement pouvant donner lieu à une surexposition de leur part la plus intime. Car, dans le fond, c’est bien cela qui est attendu. Mais j’aime beaucoup Reverdy, et ce n’est pas cela qui allait m’empêcher de lire son nouveau livre ! 


Ainsi donc est-il revenu dans un quartier qu’il n’a plus beaucoup l’occasion de fréquenter pour passer la nuit dans le studio de danse où sa mère prenait des cours chaque samedi et au-dessus duquel ii a occupé pendant deux ans, alors qu’il était étudiant, une petite chambre qui lui était louée pour une somme dérisoire. Un lieu empreint d’une forte charge émotionnelle puisque étroitement lié à sa mère, morte depuis trente ans. Evidemment, les souvenirs affluent. En retournant sur d’autres lieux alentour, cafés et restaurants où il se rendait enfant avec elle, des scènes lui reviennent en mémoire. Au fil des pages se dessine le portrait d’une femme éprise d’art et de liberté, qui emmenait son fils au théâtre et à l’opéra, considérant qu’on n’était jamais trop jeune pour fréquenter la beauté, que la vie n’était jamais aussi ardente que lorsqu’on était frappé en plein coeur par le jeu d’un acteur ou l’arabesque d’une étoile, et qui n’a eu de cesse de transmettre à son fils le goût de cette beauté.


Sans jamais sombrer dans le pathos, ni même la nostalgie, Reverdy rend au contraire un hommage appuyé à cette mère à laquelle j’aimerais ressembler. Ou, disons que si mes fils avaient un jour de tels mots à mon égard, c’est que j’aurai réussi à leur transmettre moi aussi ce qui est à mes yeux l’essentiel. 


Mais ce qui fait la force de ce récit, c’est que Reverdy ne se contente pas de se retourner sur son passé. Il met au contraire en perspective ce moment unique de l’adolescence où tout semble ouvert, où tous les choix semblent possibles, et regarde les années, encore nombreuses, qu’il lui reste à vivre. A cinquante ans, peut-on encore se laisser surprendre par la vie et emprunter une nouvelle voie ? Telle est sans doute l’interrogation majeure de ce texte, qui apparaît ainsi empreint d’un bel élan vital.