mardi 4 mai 2021

En aparté avec Didier Castino

Didier Castino est l'auteur de trois romans dont le tout dernier, Quand la ville tombe, vient de paraître aux toutes jeunes éditions des Avrils. Il y est question de guerre et de perte d'un être cher, d'engagement et de résistance. 

Après le silence (Liana Levi, 2015) faisait entendre la voix d'un ouvrier mort écrasé par un moule de plusieurs tonnes dans son usine qui s'adressait à son fils. 

Rue Monsieur-le-Prince (Liana Levi, 2017) évoquait le mouvement de contestation étudiant qui en 1986 s'était élevé contre le projet de loi Devaquet et auquel la mort du jeune Malik Oussekine avait dramatiquement mis fin.


© Didier Castino


Après avoir lu vos trois livres, j’ai été frappée par les échos qui s’y répondent. Je me demandais si c’était quelque chose que vous aviez sciemment voulu mettre en place.

Absolument pas. Mais c’est vrai, il y a vraiment des échos et c’est bien qu’on commence par là. Après avoir écrit Quand la ville tombe, je me suis rendu compte que je racontais d’une certaine façon la même histoire que dans Après le silence, mais en adoptant un autre point de vue. C’est-à-dire la perte d’un être cher, vécue d’un côté par le fils et de l’autre par le conjoint. Ces motifs récurrents, que certains appellent des obsessions, font partie des choses que l’on règle par l’écriture. Ce sont des thèmes qui effectivement me travaillent et avec lesquels je n’en ai pas terminé, je pense.

 

C’est d’autant plus frappant que les dispositifs qui mènent à la mort sont quand même très proches, alors qu’il ne sont pas ordinaires. C’est une mort qui tombe littéralement du ciel sur les personnages.

 

Ça, c’est l’inconscient qui nous rattrape ! Avec le balcon qui tombe, dans Quand la ville tombe, je n’ai pas voulu faire écho au moule qui tombait dans Après le silence. Mais, finalement, pour moi, la mort doit tomber, venir d’en haut, oui…

 

Dans Quand la ville tombe, on pense inévitablement - et vous y faites référence de manière explicite - à ce qui s’est passé dans un quartier populaire de Marseille, en 2018, où des immeubles se sont effondrés, faisant plusieurs victimes. Est-ce cela qui a été déclencheur de l’écriture de ce livre ?

 

Non. Ça, ça m’a rattrapé. 

Au départ, il y avait la guerre en Irak, en 2003, je crois. A l’époque, j’avais pris des notes. Je m’étais demandé ce qu’on pouvait faire par rapport à cette guerre annoncée. On nous disait : « Ça va avoir lieu dans tant de jours, c’est la dernière nuit, demain les armes vont parler, etc. » Et je m’étais dit qu’il fallait mettre des mots là-dessus. J’avais envie de construire une histoire avec mes proches, que chacun, à tour de rôle, écrive quelque chose qui lui vienne. Comme une forme de résistance… C’était assez vain, bien sûr, et j’ai ennuyé tout le monde avec mon histoire ! Mais moi, j’ai écrit une dizaine de pages. 


"Il me semble qu’on vit dans un monde indéfiniment en guerre et je me demandais comment on pouvait agir, réagir"


Ensuite, les conflits du monde se sont multipliés et j’ai toujours gardé en tête cette tentative. Il me semble qu’on vit dans un monde indéfiniment en guerre et je me demandais comment on pouvait agir, réagir. Il faut dire que j’ai une vraie tendance à me projeter dans des mondes qui ne sont pas les miens… Pareil, d’une certaine façon, l’usine - même si mon père était ouvrier - je ne la connaissais pas. Je n’y ai jamais mis les pieds. Et là, ces lieux de conflit, je me suis interrogé sur ce que je ferais, ce qui changerait de ma vie si je m’y trouvais. J’ai voulu imaginer ce qui se passerait si la guerre arrivait à nos portes.


Et en fait, c’est le cas. Au quotidien, on est confronté à des visages, à des individus, à des migrants - même si je n’aime pas ce terme. On est confronté à ces conséquences de la guerre. Même si en France, entre guillemets, tout peut aller bien, on vit dans un monde en guerre et cette guerre finit par faire partie du paysage. Elle devient habitable, comme le dit Gracq dans cet exergue que j’ai emprunté au Balcon en forêt. On vit avec et on l’entérine, d’une certaine façon. Et donc, j’ai voulu travailler là-dessus, en mêlant l’intime, le personnel avec l’Histoire. J’ai eu envie de fouiller l’Histoire contemporaine, de mettre de l’humanité, de l’intime - de mon intimité - dans cet univers qu’on ne comprend pas toujours.


La guerre, qui est présente dès le début du livre, est en effet difficile à cerner : on ne sait pas où elle se situe, on ne sait pas qui en sont les belligérants, c’est très diffus…

 

On est souvent perdu quand on nous parle de guerre. On nous parle parfois de lieux qu’on ne connaît même pas, de situations qu’on ignore, d’intérêts stratégiques qui nous dépassent… Même les noms des armes… tout ce qui fait la guerre peut avoir quelque chose d’incompréhensible, avec cette idée d’incertitude aussi, d’instabilité…

 

Ce qui transparaît en revanche nettement dans vos romans, c’est qu’il y a une sphère intime et individuelle, et une sphère collective et politique qui s’entrelacent et se construisent mutuellement, bien qu’on en n’ait pas toujours conscience. Et j’ai l’impression que ce que vous recherchez, c’est la manière dont tout ça s’articule. Dans Rue Monsieur-le-Prince, une génération s’éveille à cette dimension collective qui s’inscrit dans une histoire encore plus large, et ce mouvement est brutalement mis à mal par la mort de Malik Oussekine. Dans Quand la ville tombe, il y a le drame personnel qui amène le narrateur à se retrancher en lui-même du fait de sa douleur. Mais il est rattrapé par la dimension politique de la mort de sa femme… 

 

Marseille, rue d'Aubagne, 2018
© Pensons le matin

Mais cette dimension politique, il ne la voit pas. Cet effondrement opacifie tout. Il le dit: pour lutter dans un monde qui ne va pas, il faut être soi-même en paix. Mon personnage est d’abord incapable de voir que sa situation, finalement, est anecdotique aux yeux du monde. Mais oui, effectivement, il finit par être rattrapé par la dimension politique de cet effondrement.

Mais au départ, mon texte était beaucoup plus court. Et quand mes éditrices Sandrine Thévenet et Lola Nicolle l’ont lu, elles m’ont dit que je ne pouvais pas m’arrêter là, qu’il fallait que je creuse la question de l’effondrement, de la ville. Et c’est à partir de là, dans une seconde phase de travail, que j’ai vraiment creusé la dimension politique de ce qui arrivait à Hervé. 

Et c’est là que l’histoire du quartier de Noailles m’a rattrapé. Parce qu’il y avait beaucoup de ramifications, on parle de personnes déplacées, on parle de mal-logés, on parle de victimes. 

 

Vous employez le mot « anecdotique ». Pourtant lorsqu’on lit vos livres, on se rend compte que ces morts sont tout sauf anecdotiques.

 

Elles sont anecdotiques aux yeux du monde : que vaut une perte, si chère soit-elle, par rapport aux milliers de victimes ?

 

Mais elles ne sont pas accidentelles, et c’est ça qu’il semble important de révéler. C’est aussi le monde tel qu’il est qui provoque ces morts. Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’accidents domestiques.

 

©  Delphine-Olympe

En cela, ça rejoint la mort de Malik Oussekine, qui n’est en rien un fait divers, mais un fait de société. Les pouvoirs publics sont responsables aussi de morts, y compris par leur incurie.

 

Ce que je trouve intéressant, c’est que vous révéliez ce qu’il y a derrière ces morts. Dans le cas de Blanche, c’est parce qu’une municipalité a préféré laisser des bâtiments populaires à l’abandon que l’effondrement arrive. Dans Après le silence, le père ouvrier meurt parce qu’on n’a pas veillé à contrôler et entretenir le matériel de l’usine. Mais on veut toujours nous faire croire que ce sont des accidents, des faits isolés et qu’il ne faut pas s’inquiéter ni réagir. Et là, vous révélez ce qu’on veut nous empêcher de percevoir.

 

Oui, j’aime bien fouiller, chercher ce qui est tu. J’aime bien percevoir ce qui n’est pas contrôlé. Comme un geste ou une parole échappés, tout ce qui fait que, finalement, la vérité est dans ce qui nous échappe.

 

Il y a aussi dans vos livres une réflexion sur la langue, sur les mots. On fait parfois face à un langage qui dénature les choses. Or c’est important aussi de remettre les vrais mots. Ça va avec le fait de révéler. Est-ce que la littérature ce n’est pas aussi remettre les vrais mots sur les choses ?

 

Alors je ne sais pas si ce sont les vrais mots, mais en tout cas la littérature interroge les mots, oui. Je suis très sensible à ça. A un moment dans mon livre, il y a toute une énumération de sigles, comme OQTF, Ordre de quitter le territoire français, qui, finalement, ne dit rien. Ce sont presque des allitérations, c’est presque phonétiquement harmonieux, alors que derrière il y a de la violence.


" On dit beaucoup de choses, non pas dans ce que l’on dit, mais dans la façon dont on le dit."


J’aime voir la manière dont les gens s’emparent des mots, comment ils les transforment, comment ils se les approprient. J’ai besoin d’entendre les personnages parler. Tordre la langue aussi : on dit beaucoup de choses, non pas dans ce que l’on dit, mais dans la façon dont on le dit. Oui, ça je l’interroge beaucoup.

Mais dans la vie de tous les jours aussi, j’entends des conversations, des amis, des façons de parler, à la radio, en politique, où des termes employés sont parfois d’une inconséquence ou d’une grande légèreté pour une situation très grave. 

 

Est-ce que c’est pour ça que vous faites beaucoup parler vos personnages ? Dans vos livres, il y a comme une prise de parole, un besoin de dire, d’exprimer pour comprendre. Et parfois, le lecteur a le souffle coupé par ce flux de parole.

 

Oui, et c’est pour ça que mon éditrice parfois me dit : « Attention ! Tu n’es pas seul, il y a un lecteur. » Moi j’ai tendance à oublier le lecteur, c’est l’éditrice qui y pense, pas moi. 

 

Mais moi, j’aime beaucoup ça !

 

Mais moi aussi ! D’ailleurs, ça vient aussi de textes qui m’ont marqué. J’aime entendre la voix des personnages, effectivement. J’aime lire le texte à haute voix - et ça, je ne suis pas le seul à le faire. Mais oui, j’aime beaucoup travailler sur la langue des personnages.

 

Justement, quelles sont vos références littéraires ? 

William Faulkner
photo de Carl Van Vechten
J’ai beaucoup lu les auteurs de Minuit, comme Claude Simon que j’avais découvert pendant mes études. J’ai été marqué aussi par le théâtre, celui de Beckett ou de Koltès, et il se trouve qu’ils sont tous chez Minuit. Je suis aussi un lecteur assidu et passionné de Laurent Mauvignier que j’ai rencontré à Draguignan.

Chez les Américains, il y a bien sûr Faulkner qui est pour moi un auteur majeur, dans cette parole, aussi, dans cette façon de tordre la langue. 


Et là, j’ai terminé le livre de Kate Tempest. C’est une auteure que j’ai découverte il n’y a pas longtemps. J’aime cette façon dont au théâtre on s’empare de la parole.

 

Ça se ressent vraiment dans vos livres, parce que le narrateur, Hervé, dialogue avec ses enfants, avec sa femme - même après sa disparition. Ces voix sont extrêmement présentes. 

 

Le fait de dialoguer, avec les morts ou pas, de m’adresser à ceux que j’ai pu perdre, c’est quelque chose que j’aime bien faire. J’ai toujours convoqué la mort à ma table. Ça peut paraître très pompeux de dire ça comme ça, mais autour de moi on parle très souvent des disparus, sans tristesse aucune parce qu’on est habités par ces personnes-là.

 

C’est pour ça que les morts sont si présents dans vos livres ? Parce qu’effectivement, on les entend beaucoup.

 

Alors, justement, là aussi, mon éditrice m’a dit : « Bon maintenant, ça y est, on va passer à autre chose, tu as fini un cycle ! » Non, je plaisante ! Mais, oui, ils sont très présents, parce que la mort est très présente dans ma vie. Et même si c’est un arrachement, on plaisante aussi avec la mort, aussi paradoxal que ça puisse paraître.

 

En ce qui concerne vos personnages, pourquoi avoir choisi de donner au narrateur de Quand la ville tombe le même prénom qu’à celui de Rue Monsieur-le-Prince ? C’est comme si les deux narrateurs qui ont plus ou moins le même âge avaient fait des choix contraires : d’un côté, il s’est replié sur lui-même, de l’autre il est resté dans une forme d’engagement et de lutte collective. Un peu comme si vous vous étiez dit : « Tiens, et si l’histoire s’était passée autrement ? »

 

Oui, j’aime bien cette idée. Ce personnage d’Hervé me convient. Pour moi, c’est un moyen de porter une parole, donc il est revenu. Et je crois que je n’en ai pas fini avec lui… Mon éditrice disait que c’était une sorte de double. Pas vraiment, mais j’aime bien ne pas abandonner mes personnages. Donc, je pense qu’il devrait encore revenir...


Eh bien, puisque vous préparez déjà un nouveau roman, peut-être verrons-nous Hervé faire son retour… En attendant, je recommande chaudement la lecture de Quand la ville tombe et de vos deux précédents romans.

 



Je remercie chaleureusement Didier Castino d'avoir accepté cette rencontre 

qui, dans le contexte actuel de la pandémie, a dû se faire par écrans interposés. J'espère qu'il pourra bien vite aller à la rencontre de ses lecteurs 

pour des échanges plus conviviaux.

 

2 commentaires:

  1. Merci ! Très intéressant de lire ces mots de Didier Castino :-) Malgré ta frustration, j'imagine, de ne pas avoir pu faire ça autour d'un café.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est sûr que pour faire connaissance et évoquer des choses intimes et personnelles, il y a mieux que les écrans ! Mais enfin, à défaut d'autre chose... Il en sera quitte pour un café dès qu'il pourra revenir dans les librairies parisiennes ;-)

      Supprimer