jeudi 16 novembre 2017

Et soudain, la liberté

Evelyne Pisier & Caroline Laurent

Les Escales, 2017



Je n’aurai donc pas eu longtemps à attendre !
Dans mon précédent billet relatif à la sélection des 68 Premières fois, une déception laissait place à l’espoir de connaître prochainement un bonheur littéraire.
Dire que j’ai apprécié Et soudain, la liberté paraît bien faible au regard des trois petits jours qu’il m’a fallu seulement pour dévorer ses près de 450 pages et de l’émotion qu’il a fait naître en moi.

Je ne connaissais pas du tout Evelyne Pisier. Pourtant, grâce à la plume délicate de Caroline Laurent, je me suis immédiatement sentie proche de cette femme. De cette femme et de sa mère, avec laquelle elle entretenait une relation fusionnelle. 
Et c’est sans doute la force de ce récit, que de conjuguer deux personnalités qui vont se révéler et cheminer côte à côte pour s’émanciper de tout ce que leur milieu et leur éducation avaient imprimé en elles.

Evelyne - alias Lucie, dans le roman - est née en 1941 à Hanoï. Son père était un haut fonctionnaire de l’administration française, pétainiste, maurrassien, antisémite, convaincu de la supériorité de la race blanche. Pour un tel homme, les femmes n’ont d’autre rôle que celui de seconder leur époux et d’élever les enfants. Mais de petite fille avide de susciter la fierté de son père, Lucie va devenir une adolescente, puis une jeune femme en rupture avec son milieu, soutenue en cela par sa mère, qui va elle-même accomplir un chemin comparable vers l’indépendance, un chemin ouvert par quelques rencontres décisives, mais surtout par une lecture qui ne l’est pas moins, celle de Beauvoir, qui laissera en elle une trace indélébile.
La relation qui unit les deux femmes m’a paru magnifique tant, au-delà de l’amour mutuel qu’elles se portent, elles puisent l’une chez l’autre une force et une énergie hors du commun. Chacune pousse l’autre à dépasser ses propres préjugés et ses seules émotions pour évaluer chaque situation avec intelligence. Elles sont dans un échange dynamique et permanent qui les aide mutuellement à tracer leur voie. Le contexte historique de l’après-guerre, du colonialisme, puis des années post-soixante-huit n’est pas neutre, et ces deux figures solaires apparaissent comme une incarnation des combats féministes du siècle passé, ceux qui furent livrés au sein de la famille comme au sein de la société. 

Mais la dimension supplémentaire, et qui n’est pas la moindre, est celle qu’apporte Caroline Laurent, jeune femme à peine trentenaire qui devait être l’éditrice du livre. De sa rencontre avec Evelyne, de leurs échanges autour du manuscrit est née une amitié fulgurante, vive et intense. Et lorsque Evelyne tombe malade, elle fait promettre à Caroline d’aller au bout de ce travail d’écriture. Une lourde responsabilité qu’elle assumera après la mort d’Evelyne, malgré le chagrin et le vertige donné par une telle tâche.
Chez l’éditrice, comme chez tout lecteur, ce qu’évoque l’auteur fait écho à sa propre expérience. Or, plutôt que de s’effacer pour tenter de retrouver la voix d’Evelyne – ce qui aurait sans doute été vain – elle choisit d’apparaître dans la lumière et n’hésite pas à faire état de la manière dont elle reçoit ce témoignage depuis son histoire personnelle et l’époque qui est la sienne.
Sans jamais outrepasser son rôle, par petites touches, elle ponctue le récit de ses appréciations, fait part de ses doutes dans la manière d’appréhender le texte, de ses questionnements sur son travail d’éditrice glissant vers celui d’auteur. Elle dit en passant son amour de la littérature et de son métier. Ce sont ainsi non pas deux, mais trois voix qui se font entendre, trois générations qui se rencontrent et se répondent dans ce texte plein de sensibilité. Cela lui confère une profondeur de champ, qu’il n’aurait peut-être pas eue sans cela. Ce lien ainsi établi entre les générations est aussi, me semble-t-il, ce qui nous rapproche, nous lectrices de 2017, de ces deux femmes appartenant à une époque à bien des égards différente de la nôtre. Mais comme on le voit si bien aujourd’hui, la lutte est loin d’être terminée, et les femmes ont encore quelques batailles à mener pour conquérir un statut égal à celui des hommes.


Pour achever de vous convaincre, vous pouvez également lire les chroniques de Nicole et Joëlle 



Ces rêves qu’on piétine, Sébastien Spitzer, L’Observatoire
Et soudain, la liberté, Evelyne Pisier & Caroline Laurent, Les Escales
Faux départ, Marion Messina, Le Dilletante
Il n’y a pas Internet au paradis, Gaëlle Pingault, ediditions du Jasmin
Imago, Cyril Dion, Actes Sud
La fille du van, Ludovic Ninet, Serge Safran
Catherine Baldisseri, Intervalles
Le courage qu’il faut aux rivières, Emmanuelle Favier, Albin Michel
Les liens du sang, Errol Henrot, Le Dilettante
Ma reine, Jean-Baptiste Andrea, L’Iconoclaste
Mademoiselle, à la folie, Pascale Lécosse, La Martinière
Neverland, Timothée de Fombelle, L’Iconoclaste
Ostwald, Thomas Flahaut, L’Olivier
Parmi les miens, Charlotte Pons, Flammarion
Redites-moi des choses tendres, Soluto,Le Rocher
Sauver les meubles, Céline Zufferay, Gallimard
Son absence, Emmanuelle Grangé, Arléa
Une fille, au bois dormant, Anne-Sophie Monglon, Mercure de France

25 commentaires:

  1. V'la un roman qui semble incontournable. Et ce que tu en dis est très inspirant...

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  2. Je ne lis que des billets très positifs sur ce livre, mais quelque chose me retient. Je n'ai pas l'impression qu'il soit pour moi.

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    1. Peut-être à la bibliothèque, alors ? Pour être sûre...

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  3. J'aime bien le fait que l'éditrice ait terminé le livre, sur le souhait de l'auteure, c'est très touchant. Mais... je ne pense pas que le sujet soit pour moi. (comme Aifelle, tiens !)

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    1. Et surtout, elle ne s'est pas plantée, ce qui était loin d'être évident. Elle a même réussi à faire quelque chose de très cohérent et de très fort. Par exemple, mais je crois qu'elle en avait discuté avec Evelyne, la soeur de celle-ci, Marie-France Pisier - dont elle était semble-t-il très proche - est absente du récit. Quelle qu'en soit la raison (évocation trop douloureuse, d'après ce qui est dit), cela donne une intensité au récit qu'il nous n'aurait pas eue dans une relation à trois, une mère et deux filles. Bref, tout ça pour dire que les choix qui ont été faits servent magnifiquement le texte. C'est certainement une éditrice de talent.

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  4. Que de beaux avis sur ce roman oui, voilà qui donne envie !

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    1. Oh oui, lis-le Noukette ! Je pense qu'il devrait te plaire.

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  5. Je le rajouterai sur ma liste de Noël.

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    1. Excellente idée ! Tu seras sûre d'avoir au moins un très beau cadeau :-)

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  6. Un gros coup de coeur qui fait plaisir après une déception ;)

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    1. Le jour et la nuit ! Autant d'un côté c'était calme plat et mer d'huile, autant de l'autre c'était un déchaînement d'images et d'émotions :-))

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  7. J'ai vu ce livre sur plusieurs blogs et jusqu'ici j'etais persuadée que ce n'était pas pour moi. Je me souviens très bien d'Evelyne Pisier et a priori sa vie ne m'interessait guère. Tu es la première à me faire changer d'avis.

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    1. Alors là, tu ne peux pas savoir ce que tu me fais plaisir !
      :-))
      Je suis impatiente d'avoir ton avis.

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  8. Il semble en effet qu'il y ait des liens avec les textes que je lis en ce moment, des histoires d'émancipation féminine...

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    1. Peut-être intéressant de lui faire une petite place, alors... ;-)

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  9. Ahhhhh mais ce que tu en dis me rappelle quelque chose. Où en ai-je entendu parler par contre ? Je n'en ai plus la moindre idée... Tu réussis à me donner envie de le lire en tout cas, ce qui n'était pas le cas la première fois où ce livre a croisé mon chemin. Merci pour ça !

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    1. Tant mieux si je t'ai convaincue. Rien ne saurait me faire plus plaisir :-)

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  10. Magnifique livre... Et Caroline Laurent va être une auteur à suivre c'est certain...

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  11. Je vois passer ce livre partout sur la blogo, tant que je ne m'y arrêtais plus du tout, à vrai dire je savais à peine de quoi il parlait, je faisais une petite overdose. Ta magnifique chronique (vraiment !)me donne à moi aussi enfin envie de découvrir ce roman. merci à toi

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    1. Merci beaucoup, Christelle ! Ton message me touche beaucoup. Et j'espère sincèrement que tu trouveras l'occasion de lire ce livre et qu'il te touchera autant que moi.

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  12. d'accord d'accord, tu en parles si bien!

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