lundi 17 février 2025

Mère est-elle morte

Vigdis Hjorth
Actes Sud, 2025

Traduit du norvégien par Hélène Hervieu



Cela fait plus de trente ans que Johanna n’a plus parlé à sa mère. Ou que sa mère ne lui a plus parlé. Depuis qu’elle a tout plaqué - famille, mari, métier, pays - pour aller vivre une autre vie dans une autre partie du monde. Mais laquelle des deux a-t-elle vraiment fermé la porte à l’autre ?


Devenue artiste plasticienne, Johanna a l’occasion de revenir dans sa ville natale pour une exposition. L’homme qu’elle avait suivi aux Etats-Unis est désormais mort, leur fils John a de son côté pris son envol et est à son tour parti mener son existence, avec sa compagne, dans un autre pays. Est-ce la réplique d’une situation qu’elle a vécue et qu’elle connaît à présent en tant que mère qui entraîne des questionnements et l’amène à vouloir renouer avec la sienne ?  


Elle se lance comme on se jetterait dans le vide et l’appelle. Mais sa mère ne répond pas. Plus Johanna tente de reprendre contact avec elle, plus celle-ci se refuse, aidée en cela par sa seconde fille qui s’interpose comme un solide rempart.


Johanna tourne en boucle. Pourquoi ? Pourquoi un rejet aussi inflexible ? Elle revient sur le passé. Est-ce son absence à l’enterrement de son père qui a définitivement scellé la rupture ? Est-ce son choix de vie que ses parents se sont révélés incapables d’accepter ? Elle-même nourrissait-elle une forme d’opposition à l’égard de ses parents dont son départ n’aurait été que la manifestation la plus radicale, et nécessaire ? Quant à sa soeur, lui en aurait-elle voulu de la laisser seule face à leurs parents ?


Ce roman explore avec une opiniâtre acuité les relations intra familiales dans toute leur complexité : les rapports de domination au sein du couple, la perception plus ou moins consciente que peuvent en avoir les enfants, l’impact que cela produit sur eux, les phénomènes de projection des parents sur leurs enfants, les voies d’émancipation que ces derniers peuvent se ménager, mais aussi la place laissée à l’amour au milieu de tout cela… 


D’un abord assez âpre, ce texte nous fait entrer dans les replis de la vie intime de Johanna pour nous dévoiler peu à peu les non-dits, les renoncements, les rancoeurs, les concessions, les compromis qui sédimentent l’architecture familiale. D’un matériau aussi austère, l’auteure parvient à faire un roman dont l’intensité dramatique croît progressivement, communiquant au lecteur le sentiment de malaise que connaît la narratrice. Mais si le vertige le saisit, c'est peut-être aussi parce qu'il peut trouver dans les questions que soulève ce récit un écho à celles qui sont les siennes. Même si celui-ci ne résonne que de manière très lointaine.

lundi 10 février 2025

Rue de l’Espérance, 1935

Alexandre Courban
Agullo, 2025


L’année dernière, Alexandre Courban publiait Passage de l’Avenir, 1934. Il poursuit aujourd’hui son entreprise romanesque qui nous plonge dans les derniers temps de l’entre-deux-guerre, dans ces années qui virent la montée en puissance de l’extrême-droite et l’essor du Front populaire. Epoque pleine d’enseignements s’il en est.


On retrouve dans ce nouvel opus les personnages du précédent volume : le commissaire Bornec - puisqu’on s’inscrit toujours dans le genre policier -, Camille Dubois, une ex-ouvrière désormais entrée au journal L’Humanité, ainsi que Gabriel Funel, journaliste officiant dans ce même quotidien. Rien d’étonnant lorsqu’on sait qu’Alexandre Courban est historien de formation et qu’il est l’auteur d’une thèse sur ce journal. 


Comme précédemment, le roman part d’un assassinat sur lequel Bornec est amené à enquêter. Chemin faisant, il croisera la route de Funel et de Camille qui préparent quant à eux un dossier sur les métallurgistes. Et, comme précédemment, ce n’est pas tant la résolution de l’énigme que la restitution d’une époque, des tensions sociales et des forces politiques opérant alors, qui constituent le coeur du sujet et l’essentiel du fil narratif de ce livre. Si vous cherchez un polar trépidant respectant scrupuleusement les codes du genre, passez votre chemin.


Mais si vous vous intéressez à ces années cruciales, si vous voulez vous imprégner de l’atmosphère qui régnait alors, vous y trouverez certainement votre compte. Et, au terme de votre lecture, vous n'aurez qu'une envie : découvrir (l’année prochaine ?) le troisième volume de cette saga historique pour vous immerger dans l'effervescence de l'année 1936, lorsque le Front populaire remporta la victoire aux élections législatives…


mercredi 5 février 2025

L’affaire de la rue Transnonain


Jérôme Chantreau
La Tribu, 2025


Avez-vous déjà entendu parler de cette fameuse affaire ? Peut-être faut-il avoir un intérêt très vif pour le XIXe siècle pour que ce soit le cas. Et encore, je dois bien reconnaître que, pour ma part, si le nom de cette affaire m’était familier, j’en ignorais ou en avais oublié et le fond et les détails…


Retour, donc, en 1834, plus précisément en avril. Nous sommes sous la monarchie de Juillet, Adolphe Thiers, qui s’illustrera plus tard dans la sanglante répression de la Commune, est ministre de l’Intérieur, après que les Trois Glorieuses, les journées des 27 au 29 juillet 1830, ont chassé Charles X du pouvoir pour porter sur le trône Louis-Philippe, désormais roi des Français - et non plus de la France. La bourgeoisie règne en maître (le suffrage censitaire (masculin, faut-il le rappeler), permet d’éloigner les impécunieux), et le peuple des ouvriers est à la peine. Des opposants se font entendre ? Louis-Philippe muselle la presse et limite la liberté d’expression. Les ouvriers ont faim ? Ils élèvent à nouveau des barricades pour exiger un salaire minimum, à Lyon, puis partout en France ? La répression s’abat impitoyablement sur eux, faisant des centaines de victimes. 


C’est dans ce contexte que l’immeuble sis au 12 de la rue Transnonain à Paris - à l’emplacement de l’actuelle rue Beaubourg - fut le théâtre d’un véritable massacre. Alors qu’une barricade avait été dressée au coin de la rue, un régiment de militaires enfonce la porte du bâtiment, monte dans les étages et tue douze de ses habitants  - qu’ils fûssent homme, femme, enfant ou vieillard - à coups de feu et de baïonnette. Cette tuerie est si violente, si injustifiable, que l’affaire fait grand bruit.
Daumier en tire une illustration qui décupla l’effroi suscité. Les opposants au pouvoir en place  réclament des comptes. Un rapport est commandité et un procès que nous qualifierions aujourd’hui de médiatique, qui se tiendra l’année suivante, doit permettre de faire passer les émeutiers pour de dangereux séditieux et de rétablir l’ordre. On trouva un bouc émissaire, et l’affaire de la rue Transnonain se dilua dans un contexte plus général qui permit d’éviter d’établir les véritables faits.


Pourquoi Jérôme Chantreau s’intéresse-t-il aujourd’hui à cette affaire ? A la lecture de son livre, je m’en suis bien fait une petite idée, mais il faudrait évidemment pouvoir le lui demander. Quoi qu’il en soit, un certain nombre d’éléments qu’il relate ne manquent pas de faire écho à des choses vues ou entendues plus près de nous.


Dans ce roman, au cours duquel il fait un remarquable rappel des faits, l'auteur imagine l’enquête confiée à un inspecteur de la brigade des moeurs. Il appartient alors à ce dernier de créer de toutes pièces les preuves de la culpabilité d’un pauvre hère qui se trouvait là en compagnie de sa maîtresse et fut abattu sans autre forme de procès. Chantreau revient ainsi sur une affaire d’Etat pour révéler la manière dont on tenta de manipuler l’opinion. Le texte, qui semble extrêmement documenté, rentre dans les moindres détails des événements sans toutefois faire l’économie du romanesque. Le récit est mené tambour battant, on suit les destinées des protagonistes avec avidité et l'on se voit projeté dans les méandres d’un Paris préhaussmannien qui n’a pas grand chose à envier à celui des mystères d’un certain Eugène Sue !  


Vous l’aurez compris, j’ai pris un immense plaisir à lire ce texte passionnant, servi par un style vif et imagé. Un seul regret : il se dévore bien trop vite !