Emmanuel Carrère
POL, 2025
Il aura fallu à Emmanuel Carrère attendre la mort de sa mère pour écrire le livre sur la Russie qu’il portait en lui : il ne pouvait y avoir deux personnalités au sein de la même famille pour parler de ce pays. D’autant que la Russie, on le sait depuis Un roman russe (que je n’ai pas encore lu), n’est pas pour ces descendants d’un immigré géorgien un objet d’étude comme les autres. La voie étant désormais libre, Emmanuel pouvait s’atteler à la tâche, et ce en ayant en toute quiétude recours au je que sa mère trouvait si « haïssable ».
Emmanuel Carrère, écrivain du réel, étant aussi celui de l’introspection, de la mise en scène de soi, croiser l’histoire familiale avec celle de l’ex-URSS et de la Russie contemporaine semblait une évidence. Reste qu’évoquer ce pays aujourd’hui, dans le contexte de la guerre menée contre l’Ukraine, rendait le projet quelque peu délicat. Ceci n’étant pas de nature à effrayer Emmanuel Carrère, encore moins à le faire renoncer, le voici donc lancé dans un ample récit mi-hommage rendu à sa mère mi-enquête sur les origines.
Pour ce faire, il s’est trouvé grandement aidé par les recherches entreprises par son propre père qui, remontant l’arbre généalogique de son épouse, dont il était très épris, rassembla de nombreux éléments et documents. Ainsi Carrère peut-il aisément brosser le portait de sa célèbre mère, de son enfance à ses derniers jours. Il rappelle à cette occasion les travaux qu’elle mena, sa vision de la Russie - sans omettre l’aveuglement dont elle fit preuve quant à Poutine et à ses intentions relatives à l’Ukraine.
Faut-il être un amateur particulièrement fervent de l’auteur pour apprécier ce texte ? C’est bien possible. Moi qui le suis, j’ai pourtant connu un bref moment de lassitude à mi-parcours. Il faut dire que la vie et l’oeuvre d’Hélène Carrère d’Encausse ne sont pas au coeur de mes préoccupations. En revanche, j’ai été très sensible à la dualité dans laquelle s’inscrit l’écrivain et à laquelle sans doute peu d’entre nous échappons - quoique dans une plus ou moins grande mesure. L’exercice de piété filiale à laquelle il se livre ne fait pas l’économie d’une grande lucidité. C’est bien là sa marque : l’intime et l’affectif ne cèdent rien à l’analyse objective, et si le texte est empreint d’un amour sincère pour sa mère, il ne l’épargne guère et ne manque pas de rappeler sa part d’ombre, quand bien même il y met tendresse et humour.
Mais il ne faudrait pas oublier l’histoire avec un grand H qu’il restitue à travers l’évocation de ses souvenirs et du destin familial. Cette perspective se révèle tout à fait passionnante : Carrère excelle dans cet exercice, et il dispose à cet égard d’un matériau d’une grande richesse, ce qui n’est pas donné à tout le monde ! Si la personnalité et la carrière de sa mère constituent un élément crucial, d’autres membres de la famille viennent nourrir le récit. L’écrivain, par exemple, n’est autre que le petit-cousin de Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie de 2018 à 2024. Evidemment, les anecdotes familiales prennent alors une autre dimension…
Avec le talent qu’on lui connaît, Carrère est parvenu à mettre en cohérence ces différents axes narratifs. Il nous propose ainsi un texte érudit à l'émotion contenue que j'ai pour ma part tout à fait apprécié.






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