vendredi 30 août 2024

On n’est plus des gens normaux

Justin Morin
La Manufacture de livres, 2024


Août 2017. Après une grande journée de ménage et de rangement, les Jakov ont décidé de s’offrir un dîner en famille bien mérité. Ils sont installés à la table de la pizzeria d’une ZAC de Seine-et-marne lorsque le père voit une voiture leur foncer littéralement dessus. Il voudrait crier, écarter ses enfants de la trajectoire du véhicule, mais tout va très vite. Le conducteur ne dévie pas d’un iota et percute la petite Angela de plein fouet. Elle mourra dans les minutes qui suivent. La mère et le fils aîné s’en tireront miraculeusement avec quelques égratignures seulement. Mais le père et le benjamin passeront plusieurs mois à l’hôpital et conserveront des séquelles de leurs blessures.


Attentat (nous sommes un an après la voiture bélier qui faucha de nombreux badauds sur la promenade des Anglais) ? Geste désespéré d’un déséquilibré ? Ce ne sera pas clairement établi car là n’est pas le sujet.


Dans un premier temps, l’auteur va en effet s’intéresser aux Jakov, à la manière dont ils font face au traumatisme, à la façon dont chacun des membres de la famille surmonte la douleur, exprime ses sentiments, recompose sa relation avec les autres. Mais c’est surtout leur réaction face au meurtrier de leur fille et soeur qu’il observe, le sentiment de haine qu’ils nourrissent à son égard et leur soif de justice qu’il sonde.


Lorsque s’ouvre enfin le procès qu’ils attendaient, la soeur du meurtrier est appelée à la barre. C’est alors vers elle que l’auteur se tourne. Ses sentiments sont mêlés : a-t-elle le droit de souffrir de cette situation ? Peut-elle témoigner en faveur de son frère ? Peut-elle, et doit-elle, l’aider, le soutenir, le défendre ? Alors même qu’ils s’étaient éloignés l’un de l’autre, leur passé commun remonte…


Je ne dirais pas que le sujet m’a passionnée - et sans l’avis d’une libraire enthousiaste qui a défendu ce roman dès le début de l’été, sans doute ne m’y serais-je pas arrêtée -, mais il faut reconnaître que le traitement est efficace. Grâce au truchement de la fiction, l’auteur a su aborder sous un angle plus psychologique ce terrible événement qu’il avait couvert en tant que journaliste. Il a à cette occasion fait preuve d’une maîtrise narrative et stylistique tout à fait remarquable pour un premier roman, et il serait sans doute intéressant d’avoir accès à la chronique judiciaire qu’il avait alors tenue pour apprécier la manière dont la fiction se déploie et la différence d'éclairage qu'elle peut apporter. Quoi qu’il en soit, l’opération semble plutôt réussie.

lundi 26 août 2024

Le syndrome de l'Orangerie

Grégoire Bouillier
Flammarion, 2024



Peut-être appréciez-vous Monet ? Sans doute : qui de nos jours pourrait affirmer ne pas aimer sa peinture ? Qui pourrait regarder ses toiles sans se fendre d’un commentaire certes convenu mais élogieux tant il est devenu l’une des icônes de l’histoire de l’art ?

C’est pourtant sur une déclaration rompant résolument avec le discours communément admis que s’ouvre cet ébouriffant roman. Le narrateur se rend en effet pour la première fois à l’Orangerie et, loin de recevoir le choc esthétique attendu, exprime au contraire le profond malaise qu’il a ressenti à la vue des panneaux qui l’entouraient.


D’où ce sentiment provenait-il ? Comment l’expliquer ? C’est ce que va s’employer à déterminer Bmore, détective de son état, et de ce fait rompu à élucider les mystères. Aux confins de l’enquête policière et de l’analyse freudienne, il nous convie ainsi à une folle traversée de la vie et de l’œuvre de Claude Monet. Autant vous prévenir : après une telle lecture, vous ne regarderez plus jamais les tableaux de cet artiste de la même manière !


Car Bmore en est sûr : derrière ou au sein de ces nymphéas se cache un cadavre. Un cadavre ? Quelle idée ! Déformation professionnelle, tranche sa collègue Penny. Pourtant, on le sait depuis Duchamp, ce n’est pas l’artiste qui fait l’œuvre, mais le « regardeur ». Fort de cette certitude, Bmore étudie la « scène de crime ». Or Monet a commencé ce qu’il nomme « son grand travail » dès le tout début de la guerre de 1914, au jour de la mobilisation générale en France. Il y mettra le point final quatre ans plus tard, au moment de la signature de l’armistice. De là à conclure que ces nymphéas ne sont pas le simple tombeau d’un mort, mais celui de millions d’hommes sacrifiés sur l’autel de la patrie, il n’y a qu’un pas - que Bmore franchit allègrement. Ces Grands Panneaux sont un monument funèbre offert à la France au jour de la Victoire. 


Très bien. C’est imparable (semble-t-il). Mais pourquoi des nymphéas ? Qu’est-ce qui peut bien se tramer entre le peintre et ce motif pour que celui-ci ait ainsi cristallisé son angoisse de mort ? Pour que Monet ait continué ensuite à le peindre inlassablement jusqu’à son dernier souffle ? Bmore va ainsi dérouler le fil d’une pelote incroyablement touffue qui va l’emmener des débuts de la carrière du jeune peintre, de sa rencontre avec Camille qui allait de venir sa femme et sa muse, jusqu’à ses derniers jours, sans rien omettre de ses années de dénuement, de la survenue de son succès, de sa cécité et, bien sûr, du soin qu’il mit à édifier son jardin à Giverny.

A travers cette exploration ô combien érudite, Grégoire Bouillier délivre une lecture de l’œuvre de Monet absolument éblouissante et replace de manière magistrale le rôle joué par l’artiste dans les mouvements picturaux qui verront le jour par la suite.


Ainsi les différentes strates que constituent les divers éléments biographiques et les œuvres de Monet s’entremêlent-elles dans ce texte foisonnant. Et puisqu’une œuvre d’art résulte au moins autant de celui qui la regarde que de son créateur, le narrateur ne cesse d’interroger son propre positionnement, son propre rapport à ces nymphéas : épuiser leur mystère revient à épuiser sa propre angoisse. Se superposent alors aux observations et analyses ayant trait à Monet les sentiments et réflexions que lui inspirent les événements qu’il est lui-même en train de vivre. Comme dans un tableau du peintre où la perspective se brouillerait, où le ciel et la terre s’inverseraient, le texte qui nous est offert opère une étonnante fusion entre le temps et l’espace occupés par Monet et ceux relatifs à Bmore. 


Au terme de cette lecture à nulle autre semblable, Grégoire Bouillier nous aura invité à aborder la peinture de Monet avec un regard neuf. Mais n’est-ce pas ainsi que nous devrions recevoir toute œuvre, littéraire autant que picturale, c’est-à-dire sans l’aide (l’œillère ?) d’une médiation extérieure ? Entretenir avec elle une relation unique, personnelle, ouverte, qui nous aiderait aussi à faire notre propre introspection ? Après avoir lu ce fabuleux texte, plus aucun doute n'est permis ! 







      



vendredi 23 août 2024

Bord de mère

Marianne Rubinstein
Verticales, 2024


Puisqu’il y a aussi des livres hors la rentrée littéraire, celle-ci attendra encore un peu. J’avais été très attirée par la belle couverture et le joli titre de ce livre, dont la promesse ne pouvait qu’attirer mon attention. Il s’agissait en effet pour l’auteure de mettre en évidence, à travers son expérience personnelle « le processus d’émancipation des femmes sur trois générations dans une famille française ordinaire », ainsi que le lien complexe existant entre mère et fille. Le récit semblait bref pour un tel projet - à peine 120 pages au compteur -, mais si le regard était acéré, pourquoi pas.


C’est pourtant peu de dire que j’ai été déçue. Ce texte se contente de lister chronologiquement les événements (en effet ordinaires) d’une vie sans y mettre aucun relief ni sur le fond ni sur la forme : pas de point de vue, pas d’humour ni de colère, d'envie d'en découdre ou que sais-je qui viendrait donner du piquant au récit. Quant à l’analyse du processus d’émancipation des femmes et de la manière dont celui-ci a pu peu à peu évoluer, soit c’était trop subtil pour moi, soit l’auteur n’avait finalement pas grand chose à en dire. Il y a pourtant matière !


Décidément, les textes courts n’ont pas ma faveur… Je ferais sans doute mieux de retourner au Dossier M 

samedi 10 août 2024

Le dossier M 1 - Rouge

Grégoire Bouillier
Flammarion 2017/J’ai lu


Comment parler d’un tel livre ? D’une oeuvre aussi luxuriante, stupéfiante, énorme et généreuse que celle-ci ? Mission impossible, serais-je tentée de dire, pour reprendre le titre d’une célèbre série des années 60… Tiens, puisqu’on en parle, vous souvenez-vous de celle qui a bercé votre enfance, dont vous n’auriez à aucun prix raté le moindre épisode ? Grégoire Bouillier, lui, s’en souvient parfaitement : c’était Zorro, avec son héros qui ne vivait que pour réparer toutes les injustices dont il était le témoin. Un homme libre de toute attache auquel le petit garçon pouvait s’identifier par le simple fait de se nouer une serviette de toilette autour du cou en guise de cape.


Ça n’a l’air de rien, comme ça. Mais c’est toute une vision du monde qui s’est ainsi dessinée, marquant profondément le psychisme de l’enfant. Rien à voir avec les valeurs véhiculées quelque douze ou quinze ans plus tard par Dallas, suivi par des centaines de millions de téléspectateurs à travers le monde. Un phénomène planétaire que l’auteur présente comme « un putsch culturel qui, pendant toutes les années 80, pendant plus d’une décennie, changea les règles de l’imaginaire collectif en faisant d’un salopard fini, cupide, veule et marié comme on ne le souhaite à personne le personnage central d’un feuilleton qui […] imposa un tout nouveau concept de héros : non plus redresseur de torts, mais incarnation cynique du mal. » Le monde avait désormais pris un virage sans retour. On pouvait à présent s’autoriser les pires infamies en toute décontraction. Ou, pour utiliser le terme consacré, de manière totalement décomplexée.


C’est entre ces bornes et au sein d’une famille disons hors cadre que le narrateur, double littéraire de Grégoire Bouillier, s’est construit. Partant de son expérience intime, il élargit progressivement le spectre et entremêle le récit des événements marquants de sa vie (qui reviennent de manière lancinante tout au long du texte) et de ses interactions sociales avec ses observations et ses analyses pour éclairer la manière dont l’individu et le corps social interagissent et se façonnent mutuellement. A la vacuité d’une existence fait bientôt écho celle du monde. Ou inversement.


Présenté ainsi, ce texte pourrait sembler noir et désespéré. Or il n’en est rien ! L’intelligence et l’humour de l’auteur - sans parler de sa finesse d’écriture - rendent ce singulier objet littéraire aussi fascinant qu’addictif ! D’autant que l’auteur embarque son lecteur en l’interpellant régulièrement, en dialoguant avec lui, l’invitant à se poser les mêmes questions que lui et à investir ses propres expériences et ses propres souvenirs.


Au terme de ce premier volume - il y en a six dans l’édition poche -, on aborde à peine les rives de ce dossier M qui donne son titre à l’oeuvre. Un monde s’est ouvert et l’on n’a qu’une hâte, poursuivre cette expérience immersive dans la psyché de l’auteur et regarder bien en face avec lui ce monde dans lequel chacun d’entre nous a été jeté.







vendredi 2 août 2024

Rapport sur moi

Grégoire Bouillier
Allia, 2022


Rapport sur moi est le premier livre publié, en 2002, par Grégoire Bouillier. Un tel titre soit refroidit et dissuade le lecteur potentiel de s’y arrêter (le nombrilisme de la littérature française bla bla bla), soit intrigue et donne envie d’y voir de plus près. J’aurais certainement fait partie de la seconde catégorie si ce livre n’était alors passé sous mes radars - sans doute n’étais-je à l’époque pas encore très attentive aux jeunes auteurs inconnus.


Si j’ai choisi aujourd’hui de faire cette lecture, c’est parce que le nouveau roman que Grégoire Bouillier s’apprête à publier dans quelques semaines - dont le titre ne pouvait qu’attirer mon attention et que j’ai eu la chance de pouvoir déjà lire - m’a littéralement soufflée, impressionnée, envoûtée. Au point - ce qui est assez rare chez moi - de vouloir enchaîner avec de précédents titres de l’auteur. Et, tant qu’à faire, repartir de l’origine, ce fameux Rapport sur moi, donc. Un récit aussi bref que les plus récents seront amples. On est loin ici de l’écriture baroque, opérant de nombreuses circonvolutions, convoquant de multiples images, superposant les strates mentales que l’on retrouvera dans le monumental Dossier M (dont j’entreprends tout juste la lecture) et en tout cas dans ce fabuleux Syndrome de l’Orangerie qui m’a tant enthousiasmée.


On y décèle cependant ce qui sera développé, amplifié ou - mieux peut-être ? - débridé : une façon de se laisser guider par les mots, de mettre la langue, ce précieux matériaux, au coeur de l’entreprise littéraire et permettre ainsi aux souvenirs les plus profondément enfouis d’affleurer à la conscience pour tenter de cerner un sujet, comprendre ce qui l’a construit, qu’il s’agisse de lui-même ou d’une tierce personne.


Quoi qu’il en soit, Grégoire Bouillier ne semble jamais loin. Bien que le narrateur du Syndrome de l’Orangerie soit un personnage fictif, il apparaît à bien des égards comme un double littéraire de l’auteur. Il est intéressant, à plus de vingt ans de distance, de voir ressurgir d’une lecture à l’autre l’expression de certains souvenirs faisant figure de scènes sinon primitives, au moins déterminantes.


En sondant sa mémoire, l’auteur procède dans Rapport sur moi à une véritable mise à nu qui s’inscrit dans une certaine tradition littéraire (j’ai notamment pensé au Rousseau des Confessions ou des Rêveries du promeneur solitaire). Et s’il parvient à toucher le lecteur (en tout cas moi) c’est en grande partie par le recours à l’ironie, à une forme d’auto-dérision, qui dégonfle l’hypertrophie d’un « je » omniprésent (là, on s’éloigne un peu de Rousseau !). C’est aussi et peut-être avant tout par l’attention que l’auteur porte à la langue, à ses sous-entendus, à ses double-sens, aux jeux qu’elle autorise (là, j’ai pensé à Jules Vallès - tiens, encore un auteur dont l’oeuvre s’ancre dans l’expérience personnelle qu’il a vécue), aux cheminements mystérieux qu’elle élabore dans le psychisme d’un individu donné que l’auteur capte notre intérêt. 


Une belle entrée en littérature que ce texte, qui ouvrait la voie à une oeuvre singulière et forte que je me délecte de découvrir aujourd’hui.