mercredi 24 août 2022

Les enfants endormis

Anthony Passeron
Globe, 2022


Prix Wepler-Fondation La Poste 2022



Au tout début des années 80 aux Etats-Unis, un bulletin scientifique faisait état de la réapparition d’une forme de pneumopathie extrêmement rare que l’on croyait disparue. Quelques lignes auxquelles le personnel médical ne prêta guère beaucoup d’attention. Sans que l’on s’explique pourquoi, il était précisé que les individus touchés étaient exclusivement des homosexuels. 

De l’autre côté de l’Atlantique, quelques rares médecins français observaient chez certains patients des symptômes identiques à ceux mentionnés dans l'article. 


A la même époque, dans l’arrière-pays niçois, le grand-père du narrateur tient la boucherie familiale, un établissement florissant qui fait sa fierté. Il l’a héritée de son propre père qui lui a appris le métier, et son fils est à son tour destiné à lui succéder. Toutefois, ce n’est pas Désiré qui reprendra le flambeau. L’aîné de la fratrie a en effet gagné Nice pour poursuivre ses études, ce qui lui a permis de décrocher le premier bac de la famille. Il travaillerait dans un bureau, à la mairie du village, parachevant ainsi l’ascension sociale amorcée par ses aïeux. 

C’est le cadet qui secondera son père, ne ménageant aucun effort pour capter une partie de l’attention dont bénéficie son frère.


Mais Désiré ne rentrera pas au bercail. Un matin, sans prévenir quiconque, il s’en va. Il prend le train pour Amsterdam où l’accueille un jeune couple rencontré quelque temps plus tôt, avec lequel il a sympathisé en fumant des joints. Il ne reviendra que plusieurs mois plus tard, ramené par son frère qui sortit à cette occasion des frontières de la France pour la première et dernière fois. 

Ce qui aurait pu être une simple escapade de jeunesse se révèle le prélude à une inexorable chute vers la toxicomanie et la maladie.


Anthony Passeron adopte un parti pris narratif singulier. Il déroule en effet deux récits distincts et de nature tout à fait différente qui ne se rejoignent jamais, mais qui ont pourtant tout à voir. En alternant l’histoire de son oncle qui contracta le sida en partageant les seringues de ses compagnons et la chronique de cette maladie, de l’apparition des tout premiers symptômes aux derniers progrès de la recherche, en se tenant ainsi simultanément du côté de l’intime et de celui de l’appréhension scientifique et sociale de la maladie, il en restitue l’histoire d’une façon absolument magistrale. 

Au déni dans lequel se réfugient les parents de Désiré fait dramatiquement écho le mépris d’une partie du corps médical qui refusait de soigner une patientèle d’homosexuels et de drogués ; d’un côté se tiennent les malades réduits à l’isolement consécutif à l’exclusion dont ils sont victimes, de l’autre on voit les chercheurs se diviser dans l’espoir de remporter la course au traitement, dans le seul but pour certains d'en tirer reconnaissance et gloire. 


La réussite de ce texte tient précisément dans ce double regard : le lecteur ayant connu cette époque se remémore la manière dont il vécut lui-même cette terrible épidémie et découvre en même temps tout ce qui se tramait à l’arrière-plan et dont il n’avait alors pas forcément conscience. Mais ce récit s’adresse bien sûr à un public plus large : parfaitement documenté, il allie la force de l’enquête à la puissance émotionnelle de la chronique familiale, ce qui le rend absolument passionnant ! La forme choisie était audacieuse, mais le pari est amplement réussi.



Une lecture partagée avec Nicole


6 commentaires:

  1. Eh bien ce fut un plaisir de partager cet enthousiasme pour cette lecture instructive et addictive qui, je crois synthétise bien ce que nous attendons chacune d'un texte. Parfois la forme nous sépare mais cette fois, ça a marché. Je prédis un joli parcours à ce livre.

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  2. Je me souviens de l'époque où l'on suivait les infos au jour le jour sur cette maladie et son évolution. Il y a eu pas mal de phases différentes. C'est une bonne idée d'aborder le sujet des deux manières.

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    1. Oui, c'est vraiment intéressant. On a vraiment une vision globale et exhaustive de l'évolution de cette maladie.

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  3. Tout semble intéressant dans ce roman, tant le sujet que la forme... à noter bien sûr !

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