lundi 7 mars 2022

Les abeilles grises

Andreï Kourkov
Liana Levi, 2022


Traduit du russe par Paul Lequesne


Prix Médicis étranger 2022 



Comme il paraît difficile aujourd’hui de parler de ce livre ! Comme il pourrait sembler dérisoire de commenter un roman tandis que son auteur vit sous le feu des attaques russes. Et pourtant, son éditeur français a récemment diffusé une courte vidéo dans laquelle Andréï Kourkov remerciait tous ceux qui le lisaient. Sans doute, aujourd’hui plus encore qu’hier, les Ukrainiens ont-ils besoin de se sentir entendus et de recevoir notre soutien. Et si la question se pose de savoir comment les aider très concrètement - ce qui est loin d’être simple -, écouter la voix des écrivains de ce pays m’est apparu comme une évidence.


A cet égard, la lecture du dernier roman de Kourkov, publié en 2019 pour sa version originale, est tout à fait intéressante : il y dépeint en effet la vie de la population de la « zone grise », celle coincée entre les troupes de l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses. Seuls deux habitants sont restés dans le village (imaginaire) de Mala Starogradivka. Sergueïtch et Pachka, « ennemis d’enfance », sont par la force des choses amenés à fraterniser et à s’apporter une aide mutuelle. Dans une localité où il n’y a pas plus aucun commerce, où le courrier n’est plus acheminé et où l’électricité est erratique, ils se retrouvent chez l’un ou chez l’autre pour s’échanger les quelques denrées qu’ils ont pu se procurer, boire du thé et (surtout) de la vodka, ou simplement bavarder. Toute la première partie du roman évoque leur quotidien dans un paysage fantomatique où les seuls témoignages d’activité humaine résident dans le bruit des tirs d’artillerie. Des tirs dont Sergueitch, apiculteur, redoute qu’ils ne perturbent ses abeilles.


C’est pourquoi, à l’arrivée du printemps, il quitte son village pour aller passer quelques semaines en Crimée où il veut leur permettre de butiner paisiblement. Au gré de son voyage, il sera confronté à l’arbitraire des autorités et aux réflexes de haine qui peuvent surgir à tout moment.

Mais il bénéficiera aussi des gestes de générosité et de l’accueil bienveillant des villageois qu’il croisera sur son chemin.


Ce qui m’a particulièrement frappée à la lecture de ce roman, c’est la douceur qui s’en dégage, la bonhomie du principal protagoniste pariant inlassablement sur la raison, la bonne foi et sur un retour prochain à la paix. Sa droiture et sa sincérité sont extrêmement touchantes. On souhaiterait ardemment les voir plus largement partagées et on suit les aventures de Sergueïtch avec une sympathie et une empathie sans cesse croissantes, bien qu'avec aussi, au vu des récents événements, une bonne dose d'incrédulité.  

Et si la fin de son périple semble le ramener à une situation qui n’a guère évolué durant son absence, le comportement de ses abeilles et les réflexions que celui-ci inspire à notre héros n’invitent pas à beaucoup d’optimisme. A l'heure où paraît la traduction française de ce roman, on sait désormais définitivement à quoi s’en tenir.


17 commentaires:

  1. Je l'ai réservé à la bibliothèque la semaine dernière, après avoir entendu l'auteur s'exprimer à la radio. C'était à la fois éclairant et poignant.

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  2. Je l'ai noté dans mes priorités, pour un prochain passage en librairie. J'ai vu un reportage, il y a quelques jours, à propos de cette zone, et les quelques rares habitants (des hommes âgés pour la plupart) font peine à voir.

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    1. C'est assez troublant de lire ce roman maintenant que la situation est celle que nous connaissons. Et de constater que les Ukrainiens aux-mêmes ne pensaient pas se trouver un jour confrontés à la guerre.

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  3. Une lecture à faire, et pas que pour l'actualité, car c'est un bon auteur.

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    1. C'est la première fois que je le lisais, et son humanité m'a beaucoup touchée. J'ai assez envie de lire d'autres livres de cet auteur.

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  4. Tu ne sembles pas être sortie de cette lecture très optimiste.

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    1. C'est surtout ce que l'on voit et entend depuis une dizaine de jours qui me rend pessimiste...

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  5. Oui, les lire, les écouter, tenter de comprendre ou au moins de percevoir... même une infime partie.

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    1. Tenter de comprendre, oui, car la situation et les enjeux sont infiniment complexes.

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  6. En pleine lecture je suis complètement prise dans l’histoire avec la difficulté que ces personnages ont à se sentir dans l’un ou dans l’autre « camps » puisqu’ils se sentent habitant du village avant tout. Ça réflexe totalement la complexité de la région.

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  7. Cet auteur mérite d'être lu et je compte bien lire ce dernier roman !

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    1. Je crois que nous sommes nombreux à être poussés vers ce roman par l'actualité.

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  8. Si je peux me permettre : cette lecture entre dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est, organisé par Patrice et Eva, si tu veux y participer : https://etsionbouquinait.com/2022/02/22/le-mois-de-leurope-de-lest-debute-dans-quelques-jours-3/

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  9. Je pense aussi qu'il est essentiel de lire ces écrivains en ce moment. Un grand merci pour cette belle chronique qui va enrichir le bilan des livres ukrainiens dans notre mois de mars. A bientôt. Patrice

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