mercredi 7 avril 2021

Quand la ville tombe

Didier Castino
Les Avrils, 2021



Peut-être aviez-vous lu le deuxième roman de Didier Castino, Rue Monsieur-le-Prince. Peut-être alors aviez-vous été comme moi frappés par la pertinence de son regard sur la manière dont les dimensions collective et intime s’enchevêtrent, se nourrissent et se façonnent mutuellement pour s’inscrire dans un mouvement plus vaste encore, qui est celui de l’Histoire. Il s’ancrait dans le contexte des grèves lycéennes et étudiantes de 1986 qui s’étaient brutalement soldées par le décès du jeune Malik Oussekine, frappé à mort par la police. 

Si j’évoque ce roman, ce n’est pas uniquement parce que je l’avais trouvé exceptionnel, mais bien parce que celui qui nous intéresse aujourd’hui poursuit sur un autre motif la même réflexion.


Hervé et Blanche n’ont jamais voulu former un couple conventionnel. Et la naissance de leurs trois enfants n’y a rien changé. Ils continuent à vivre comme ils l’ont toujours fait, les emmenant partout avec eux, dans leurs sorties comme dans les manifestations où ils ne manquent jamais de se rendre pour défendre les valeurs qu’ils estiment justes.

Mais la guerre est sur le point d’éclater. Une guerre dont on ne sait rien, ni quelles en sont les causes, ni qui en sont les belligérants, ni quel en est le terrain. Mais elle a déjà envahi les médias et s’est insinuée dans les esprits.


Au matin de ce premier jour, Blanche part comme à son habitude pour l’université où elle enseigne. Rien ne signale encore que la vie a changé. Hervé, lui, ne parvient pas à poursuivre la traduction sur laquelle il travaille. Le soir venu, il rejoint la place des Insurgés, comme de nombreux hommes et femmes qui s’y trouvent déjà. Hervé appelle Blanche pour qu’elle l’y rejoigne. Mais elle ne répond pas : il est 18h22, et le balcon d’un immeuble insalubre vient de s’effondrer sur elle, la laissant sans vie.


Désormais, l’univers d’Hervé se contracte. La tragédie collective reflue et il n’a plus que son drame intime pour tout horizon. L’Absente le hante par toutes les traces qu’elle a laissées - son odeur, les plis que son corps a imprimés dans les draps, sa voix qu’il continue d’entendre. Il doit pourtant apprendre à vivre sans. Et retrouver la perception de ce qui continue d’exister au-delà de cette sphère intime.


D’ailleurs, la mort de Blanche est-elle étrangère au climat qui menace les individus ? La guerre n’est-elle que cet instant où l’on prend les armes pour partir à l’assaut d’un autre peuple ou d’un territoire ? Le cynisme et le mépris d’une municipalité choisissant sciemment de laisser vivre une partie de sa population dans des immeubles qu’elle n’entretient pas malgré les risques qu’elle lui fait courir ne sont-ils pas également meurtriers ? Ces violences sont-elles d'une nature si différente ? N’y a-t-il pas mille façons de réduire un peuple à la misère et à l’impuissance ? La violence que l’on subit soi-même doit-elle, peut-elle faire oublier celle que subissent les autres hommes en tout point du monde ? Peut-on s’affranchir des oppressions qui s’immiscent parfois jusque dans les relations intimes qu’entretiennent les individus ? 


Au terme des trois parties d’un texte qui opère un mouvement de balancier entre ouverture et repli, Blanche apparaît comme l’incarnation des victimes de toute forme de tyrannie, qu’il faut pouvoir reconnaître afin d’être en mesure de la combattre. Il importe alors de ne pas être le jouet des discours fallacieux et des mots falsifiés visant à maintenir les individus dans un état de soumission et un esprit de fatalisme.


Tout le talent de Didier Castino est de proposer à partir de cette réflexion un récit vibrant et incarné, nous faisant entendre la voix d’un homme dialoguant tour à tour avec sa femme et ses enfants, nous permettant de partager ses convictions, ses doutes, ses colères et ses aspirations. Il nous plonge dans son existence et son quotidien, qui ne sont pas si éloignés des nôtres. Et nous invite ainsi à interroger nos propres situations, nos propres parcours, et à réévaluer peut-être notre rapport au monde.



Et si vous voulez un un autre avis avant de courir lire ce roman, passez donc chez Nicole !




Retrouvez Didier Castino, qui a accepté de répondre à mes questions, sur une autre page du blog 
© Didier Castino


17 commentaires:

  1. Le résumé m'a fait froid dans le dos..

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    1. Pourquoi ? C'est sûr qu'on n'est pas sur du feel good ;-) Mais le livre est loin d'être plombant !

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    2. Le contexte de la mort de la femme, c'est tragique.
      Mais je te crois sur parole si tu dis que ce n'est pas plombant.

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  2. Je ne connais pas cet auteur. Ses précédents romans sont à la médiathèque, je vais pouvoir faire connaissance !

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  3. Une lecture qui invite à réfléchir sur soi, pourquoi pas.

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  4. "Après le silence" est à la bibliothèque. Je pourrais commencer par là.

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    1. Mais oui, quelle bonne idée ! Pour ma part, je l'ai commandé et je l'attends avec impatience ;-)

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  5. Oui, c'est ça, un regard sur le monde et une manière exceptionnelle de mêler l'intime aux enjeux de société. Avec en plus un parcours autour du deuil qui a trouvé un écho particulier en moi, de par sa justesse poignante.

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    1. Il est vrai que le deuil n'est pas l'aspect sur lequel je me suis le plus attardée, bien qu'il soit au coeur du roman. Je suis vraiment admirative de la manière dont cet écrivain parvient à tisser l'intime et le social, le politique, ou plutôt à révéler ce lien. C'est tellement juste.

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  6. Ce que tu dis des deux romans de cet auteur que je ne connais pas m'incitent grandement à le découvrir.

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    1. Et j'en suis particulièrement heureuse car c'est vraiment un auteur qui m'est cher.

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  7. Pourquoi pas oui ! ;) Merci pour ce partage.

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    1. Merci à toi, Antigone, de nous permettre d'attirer un peu plus l'attention sur les livres qui nous sont chers.

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  8. Elle m'a l'air bien intéressante cette lecture !

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