dimanche 31 janvier 2021

Les orageuses

Marcia Burnier
Cambourakis, 2020



Je ne vous apprendrai rien en vous disant que depuis quelques années la parole des femmes se libère. L’affaire Weinstein et le hashtag Metoo l’ont permis. Mais ils ont surtout rendu les esprits plus réceptifs aux discours révélant l’oppression subie par les femmes et par les plus vulnérables. Encore vaut-il mieux avoir l’art et la manière de se faire entendre, à l’instar de Vanessa Springora l’année dernière, ou qu’une dimension « people » fasse caisse de résonance, comme c’est le cas actuellement avec le livre de Camille Kouchner. 

Mais qu’en est-il des femmes ordinaires, celles qui n’ont d’autre recours que celui de se rendre dans les froids locaux d’un commissariat pour y porter plainte, au risque de se faire plus ou moins gentiment éconduire, voire d’en ressortir avec le poids d’une culpabilité qui serait celle d’avoir porté une jupe trop courte, un décolleté trop profond ou de n’avoir pas su affirmer un « non » suffisamment clair ?  


La culpabilité a-t-elle vraiment changé de camp ? Et d’ailleurs, de quelles peines les agresseurs écopent-ils effectivement ? L’une des protagonistes du roman de Marcia Burnier n’a quant à elle aucun doute sur la relative impunité dont bénéficient aujourd’hui encore les hommes : la revente de 20 grammes d’herbe ou l’outrage à agent seraient bien plus sévèrement punis que les violences conjugales ou qu’un viol commis dans les antichambres feutrées du pouvoir, que celui-ci soit politique ou économique…


Aussi Lucie, Mia et quelques autres jeunes femmes toutes psychiquement atteintes par une agression sexuelle décident-elles de se regrouper, non seulement pour se soutenir mutuellement, mais surtout pour mener des opérations commandos chez leurs agresseurs. Attention, pas de représailles physiques ! Non, juste de quoi faire passer la peur du côté de ceux qui ont joui de leur domination. Juste de quoi connaître enfin un sentiment de justice dont on les prive.


Voilà un sujet bien scabreux. Oeil pour oeil, se faire justice soi-même en dehors de tout cadre légal : une telle tentation est-elle justifiable ? Je dois dire que j’avais quelques appréhensions en ouvrant ce livre. Mais les protagonistes elles-mêmes ne passent pas à l’acte sans se poser ces questions, et la pertinence de la réflexion sur le pouvoir des hommes, qui reste extrêmement dominant, donne une autre dimension à ce roman. On est loin d’un plaidoyer en faveur de la vengeance : il s’agit plutôt de pointer les insuffisances d’une justice écrite par les hommes et prononcée en leur faveur. Et, face à cela, de mettre en oeuvre une sororité - un mot que je n'affectionne pas particulièrement mais qui est employé par l'auteure - affirmée, convaincue et active, pour mettre fin au patriarcat. Une dynamique qui se traduit dans l’écriture même de Marcia Burnier, une écriture sans temps mort, empreinte d’une belle énergie, rendant ses héroïnes et leur combat extrêmement convaincants.



C'est Fanny qui m'a donné envie de le lire, lors du calendrier de l'avent. Et il est désormais dans la sélection des 68 Premières fois.



Sélection 2021                                                                                                                                   

Premiers romans :

  • Avant elle, Johanna Krawczik (Héloïse d’Ormesson)
  • Avant le jour, Madeline Roth (La Fosse aux ours) 
  • Bénie soit Sixtine, Maylis Adhémar (Julliard)
  • Ce qu’il faut de nuit, Laurent Petitmangin (La Manufacture de livres)
  • Danse avec la foudre, Jeremy Bracone (L’Iconoclaste)
  • Grand Platinum, Anthony Van den Bossche (Le Seuil)
  • Il est juste que les forts soient frappés, Thibault Bérard (L’Observatoire) 
  • Indice des feux, Antoine Desjardins  (La Peuplade)
  • L’enfant céleste, Maud Simonnot (L’Observatoire) 
  • Le doorman, Madeleine Assas (Actes Sud)
  • Le Mal-Epris, Bénédicte Soymier (Calmann-Levy)
  • Les après-midis d’hiver, Anna Zerbib (Gallimard)
  • Les cœurs inquiets, Lucie Paye (Gallimard) 
  • Les grandes occasions, Alexandra Matine (Les Avrils)
  • Les Monstres, Charles Roux (Rivages)
  • Les orageuses, Marcia Brunier (Cambourakis) 
  • Nos corps étrangers, Carine Joaquim  (La Manufacture de livres)
  • Sept gingembres, Christophe Perruchas (Le Rouergue)

Deuxièmes romans :

  • Le sanctuaire, Laurine Roux (Le Sonneur) 
  • Les nuits d’été, Thomas Flahaut (L’Olivier) 
  • Over the Rainbow, Constance Joly (Flammarion)
  • Tant qu’il reste des îles, Martin Dumont (Les Avrils)

9 commentaires:

  1. Je suis entièrement d'accord avec toi sur cette lecture. J'ai aimé cette manière d'aborder le problème parce qu'il faut bien avouer que par les voies légales, les femmes ne sont pas reconnues. Cette jeune autrice secoue le cocotier avec une belle énergie.

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    1. Exactement !
      Mais je n'ai pas vu passer ton billet... L'aurais-je raté ou ne l'as-tu pas encore écrit ?

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  2. Le sujet est délicat. Et difficile peut-être aussi de ne pas en faire un pamphlet contre les hommes... A priori je ne suis pas très intéressée par ce type d'ouvrage mais... tu nous présentes bien la façon dont l'auteure a traité ce thème.

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    1. Ce serait mon petit bémol, en effet. L'auteure ne tombe pas dans cet écueil... mais on n'en est pas loin. Je trouve très intéressant - et pertinent - tout ce qu'elle souligne, mais je crois qu'on ne gagne rien à dresser les uns contre les autres, ou en tout cas à former des camps dans lesquels il faille se ranger. On ne gagnera rien si les hommes ne sont pas convaincus du bien-fondé des revendications féminines, car ils s'acharneront toujours à défendre leurs privilèges.
      Mais ce qui est vraiment intéressant dans ce roman, c'est l'énergie qui se traduit aussi bien dans le fond (les protagonistes cherchent des voies en dehors du cadre légal pour souligner son insuffisance, voire son inanité, et sans doute ainsi pousser à le faire évoluer) que dans la forme, avec des dialogues percutants et une langue extrêmement vivante, qui puise dans l'oralité.
      C'est un roman qui ne manque pas d'intérêt.

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  3. Effectivement il se dégage une belle énergie de ce livre ; moi mon bémol venait simplement du traitement littéraire car j'avais l'impression que l'auteure tenait à cocher un certain nombre de cases situationnelles pour offrir un panel à dimension didactique, au détriment de la forme romanesque. Mais c'est un très faible reproche compte-tenu de l'utilité de ce texte et de sa capacité à faire réfléchir. (ne cherche pas, je ne l'ai pas chroniqué ;-) )

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    1. Ce n'est pas faux, mais ça n'est pas non plus très choquant compte tenu de la trame narrative, ça se justifie pas mal.
      Moi, c'est plus l'aspect sororité qui me gênerait (un peu). Ce terme induit vraiment, en tout cas me semble-t-il dans les usages qui en sont faits et ça se vérifie encore ici - un féminisme "ségrégationniste" qui n'est pas le mien. Personnellement, je préfère construire avec les hommes - du moins avec certains d'entre aux - que contre eux, même si j'ai bien conscience de leur résistance à aller vers une vraie égalité, et que je sais le chemin à parcourir encore bien long et semé d'embûches...

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  4. Pour rebondir sur les commentaires précédents, nous ne sommes pas dans la vie, mais dans la fiction. Je ne suis pas choquée qu'une auteure traite le sujet même sous un angle "anti-hommes" ce qui ne veut pas dire que je suis comme ça dans la vie, mais c'est intéressant de pousser le curseur jusque là, après tout, il faut être secoué je crois pour pouvoir regarder vraiment le problème. Dans la société qui est la nôtre on n'y arrivera pas en étant toujours gentil et consensuel. Je te joins mon lien : http://legoutdeslivres.canalblog.com/archives/2020/12/02/38680420.html

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  5. Je suis heureuse de le voir dans votre sélection!
    Ces filles m'ont beaucoup émue, elles insufflent une énergie folle.

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  6. Sororité n'est pas un mot que j'apprécie non plus, mais il n'y en a parfois pas d'autre.

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