samedi 18 août 2018

Par les écrans du monde


Fanny Taillandier

Le Seuil, Fictions & Compagnie, 2018



Vous vous souvenez forcément de ces images lancinantes, passées en boucle, de deux avions qui, l’un après l’autre, vinrent s’encastrer dans deux tours dressées dans le ciel new-yorkais. Sans doute vous souvenez-vous aussi du lieu où vous vous trouviez lorsqu’elles s’imposèrent à vous. Et si vous êtes comme moi, peut-être vous souvenez-vous encore des paroles improbables qu’incrédules vous avez alors prononcées.
Non seulement Fanny Taillandier ne les a pas oubliées, mais elles sont restées suffisamment ancrées en elles pour qu’elle en fasse la matière de son dernier roman.

Le 11 septembre 2001, une «videocrash» envahit brutalement les écrans du monde, interrompant jeux télévisés, émissions de téléréalité ou clips vidéos. Des images que l’on ne sait comment appréhender. De quel film s’agit-il ? se demandent les clients d’un magasins d’électroménager, avant de comprendre qu’il ne s’agit pas ici de l’une de ces fictions dont est tissé leur quotidien. 

Une personne ne voit cependant pas ces images, c’est Lucy, brillante mathématicienne recrutée par une grande compagnie d’assurance, qui se trouve ensevelie dans les sous-sols du World Trade Center. Dans l’obscurité la plus complète, le corps mutilé et entravé par les décombres, sans aucun contact avec l’extérieur, elle n’a aucune idée de ce qui est arrivé. Elle s’interroge, elle imagine des scénarios, elle a peur. Va-t-elle mourir ici, à petit feu, sans que personne ne vienne lui porter secours?

Si Lucy n’a aucun moyen d’interpréter ce qui lui arrive - le centre commercial s’est-il effondré ? - les images que voit le monde entier, éberlué, n’offrent pas beaucoup plus de sens. Même les mots restent impuissants à rendre intelligible ce qui est en train de se passer. Qu’un avion percute un gratte-ciel, aussitôt songe-t-on à un accident, aussi improbable que cela puisse paraître. Qu’un autre fasse de même quelques minutes plus tard, l’esprit résiste, se refuse à appréhender l'événement. 
Plaçons les mêmes images dans un blockbuster apocalyptique, tel que l’Amérique aime à en produire, et tout rentre dans l'ordre : il y a les bons et les méchants, et une nation à défendre. C’est simple, clair, c’est le récit américain de sa propre histoire, la construction de sa propre mythologie. Mais, précisément parce qu’elles viennent du réel, ces images deviennent alors invraisemblables. 

Si Lucy perçoit dans sa chair les effets d’un événement sans avoir accès aux images qui lui permettraient - peut-être - de le comprendre, son frère William s’est trouvé dans une situation exactement opposée. Soldat modèle, ayant servi huit ans dans l’Air Force, il est revenu de ses dernières missions en Somalie en état de stress post-traumatique. Il n'a pourtant jamais été sur le terrain. Il n’a pas pris part au combat. Il était «interprétateur d’images», c’est-à-dire qu’il scrutait des photos provenant de satellites, de militaires au sol ou de drones, pour en tirer des renseignements. Mais ce qu’il a vu à travers elles, la réalité à laquelle elles renvoyaient et le décalage avec le récit qu’elles permettaient de bâtir eurent raison de son équilibre mental...

Les images, leur pouvoir, ce qu’elles disent, ce qu’on leur fait dire, la manière dont elles nous construisent, individuellement autant que collectivement, l’interprétation qui en est faite, leur interaction avec le réel, dont elles sont bien plus, voire bien autre chose que le reflet, ces images sont au coeur de ce roman offrant une réflexion tout à fait passionnante et pertinente sur notre perception du monde et notre rapport à l'information.
Les images étant désormais omniprésentes, il paraît en effet nécessaire et indispensable de les interroger, les commenter, les analyser afin de ne pas nous laisser abuser par les histoires qu'elles prétendent nous raconter...








14 commentaires:

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    1. Mais oui ! Je l'ai lu d'une traite et l'ai trouvé vraiment intéressant.

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  2. Le thème est terriblement d'actualité. Je note.

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  3. Eh bien ça m'a l'air passionnant ! Merci, je vais y jeter un oeil lors de mon prochain passage en librairie et plus si affinité ;-)

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  4. Notre rapport à l'information a bien évolué avec cet afflux d'images en continu. Je me souviens très bien de celles dont tu parles, de ce que je faisais à ce moment-là, où j'étais. Aujourd'hui, j'essaie de m'informer uniquement par la radio ou l'écrit, je fuis les images parce qu'elles déforment notre perception de l'événement.

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    1. Disons qu'il faut apprendre à les décrypter. Les images font désormais partie intégrante de notre monde...

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  5. Un thème qui m'intéresse.
    (et je me souviens toujours d'avoir dit, avant qu'on ne le sache 'oh c'est un coup de Ben Laden'(qui était responsable d'un précédent coup en Afrique, d'où mon intuition)

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    1. Un thème qu'on ne peut en tout cas ignorer. C'est intéressant - et nécessaire - de l'interroger, qui plus est au travers de la littérature.

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  6. Une approche très intéressante, j'ai beaucoup aimé.

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