mardi 16 septembre 2025

Le lotissement

Claire Vesin
La Manufacture de livres, 2025


Dans les années 80, Mare-les-Champs est une petite commune encore rurale du Val-de-Marne. La population se compose d’une classe moyenne venue y trouver la vie paisible de la campagne à quelques encablures en RER de Paris. Chaque famille possède son pavillon acheté sur plan, les enfants grandissent au grand air sous le regard attentif de leurs mères, tandis que les époux pourvoient aux besoins du foyer. Tout ce petit monde se connaît, se côtoie lors du goûter du mercredi ou des barbecues que le couple le plus en vue ne manque pas d’organiser régulièrement.


La survenue d’éléments exogènes n’est pas de nature à réjouir cette communauté peu encline à voir son univers évoluer d’un iota. La construction d’un immeuble HLM derrière les lotissements et l’arrivée d’une institutrice noire vont rapidement semer le trouble, puis la discorde, jusqu’à provoquer le drame… 


Rien de bien nouveau ici, ni sur la forme ni sur le fond : l’ennui des dimanches interminables, l’expression d’un racisme ordinaire et les craquelures du vernis de perfection familiale et sociale en sont les principaux ressorts. Une version made in France de Desperate housewives en somme. Si l’on est amateur du genre, on y trouvera peut-être son compte. Mais y en a-t-il encore en dehors des nostalgiques d’une série qui apparaît aujourd’hui bien surannée ?

vendredi 12 septembre 2025

La tentation artificielle

Clément Camar Mercier
Actes Sud, 2025


S’il est un sujet désormais omniprésent, c’est bien celui de l’IA. Il n’est donc guère surprenant de le voir investir le terrain littéraire. Clément Camar Mercier, qui s’était fait connaître en 2023 avec Le Roman de Jeanne et Nathan, revient aujourd’hui avec un deuxième récit pour le moins désarçonnant mettant en scène un vrai petit génie du code.


Ce ne sont pourtant pas ses extraordinaires compétences qui nous sont d’abord présentées. L’auteur commence en effet par nous signaler que son personnage est atteint d’un « chalazion » ou, pour le dire plus simplement, qu’il est affligé d’un kyste à la paupière. « Chiant, mais pas grave », est-il d’emblée précisé. Drôle d’entrée en matière ! D’autant que d’autres affections - toujours chiantes, mais toujours pas graves - vont rapidement l’assaillir, gênant considérablement l’exercice de son métier et la présentation des projets qu’il doit faire à ses éminents clients.

Ok, se dit le lecteur, on se dirige vers une satire des méfaits des usages à outrance des écrans et de l’IA.


Sauf que le récit emprunte très vite une autre voie. Certes, on a droit à la restitution, assez truculente, des consultations médicales de Jérémie, mais l’auteur prend aussi le temps de brosser le portrait de l’enfant que celui-ci a été et de le mettre en scène dans ses interactions sociales et professionnelles. Au milieu de tout cela, Jérémie murit un projet d’intelligence artificielle révolutionnaire, qu’il met en oeuvre dans un bureau ultrasecret de la vaste demeure qu’il se fait construire à Rambouillet, et qui, comme vous pouvez vous en douter, va occuper dans sa vie une place croissante. 

Le lecteur se dit que ça y est, il entre cette fois dans le vif du sujet : une réflexion sur la manière dont l’addiction au numérique nous entraîne toujours plus loin et sur l’ascendant que les IA menacent de prendre à plus ou moins court terme sur leurs créateurs.


C’est sans compter l'ahurissant rebondissement qui conduira Jérémie à tout plaquer pour se retirer dans un monastère. Une mise à l’écart du monde qui débouchera sur une série de péripéties toujours plus rocambolesques qui finiront par le ramener vers son point de départ, non sans l’avoir doté au passage d’une détermination renforcée…


Que dire de ce roman ? Si ma tentative de le résumer vous laisse quelque peu perplexe, sachez que je l’étais tout autant au sortir de ma lecture - et le reste encore quelques semaines après l’avoir terminée… J’ai réellement apprécié le caractère burlesque du récit (après La peau dure, La collision et Kolkhoze, disons que j’avais envie d’un texte qui fasse un peu plus place à l’imaginaire), ce qui ne m’a pas empêchée de trouver très pertinentes certaines réflexions sur notre rapport au numérique, notre dépendance aux objets connectés et à l’IA. J’ai lu avec intérêt les scènes plus réalistes résultant d’une documentation de toute évidence scrupuleuse qui émaillent également le texte (il faut s’accrocher pour arriver au bout du passage consacré aux modérateurs de réseaux sociaux et surmonter les haut-le-coeur qu’il provoque). En un mot, je ne me suis pas ennuyée un instant et l’auteur pointe parfois avec talent les comportements pervers vers lesquels l’ère numérique nous entraîne. 

Pour autant, il m’a parfois laissée songeuse, et je peine à tirer de cet écheveau un propos clair. L'IA est-elle un danger ou élargit-elle l'horizon humain ? J'avoue que je ne sais trop quelle conclusion tirer de ce roman... Mais le rôle de la littérature est-il d’apporter des réponses univoques aux vastes questionnements qui nous occupent ? Attend-on d’un auteur qu’il nous offre une grille de lecture simplifiée, voire simpliste, de notre monde ? Pas si sûr… Ce qui l’est en revanche, c’est la nécessité de nous poser les bonnes questions si nous voulons relever les défis qui se posent à nous.


dimanche 7 septembre 2025

L’application des peines

Didier Castino
Les Avrils, 2025


Edouard va sortir de prison. Ou il en est sorti. Lorsqu’on est incarcéré, le temps n’est plus de même nature, et passé, présent et futur tendent à s’abolir. Mais une chose lui semblait claire : à quarante ans, c’était la cinquième fois qu’il s’apprêtait à passer la porte d’un établissement pénitentiaire pour recouvrer la liberté, et cette fois il se promettait que ce serait la dernière. Il voulait désormais être présent pour son fils qu’il n’avait pas vu grandir et mettre un terme au sentiment de honte qu’il avait fait naître chez son père. 


A travers la voix d’Hervé, narrateur protéiforme et récurrent de l’oeuvre de Castino qui prend ici les traits d’un écrivain ayant animé un atelier littéraire pour des détenus, Edouard dit son histoire, l’univers carcéral, le rejet de la voie morne qu’on lui destinait et son attraction pour le milieu du banditisme. Il dit le choix d’une vie faite d’adrénaline, quitte à devoir en payer le prix, la jouissance de flamber, les règles - explicites ou pas - de la vie en prison, la camaraderie, le bruit, les relations qui s’établissent avec les surveillants, la manière dont les liens évoluent avec les différents membres de la famille…


En livrant les réflexions et les perceptions d’Edouard, l’auteur entre au plus intime d’un homme ordinaire ayant emprunté un chemin qui ne l’est pas. Une fois encore, en s’intéressant à une destinée hors cadres, Didier Castino fait preuve d’une profonde empathie avec son personnage pour en explorer la complexité. Sa prose est riche, précise, et nous offre un portrait à la fois fraternel et sans concessions.


Si j’apprécie depuis ses débuts l’humanité et la lucidité avec lesquelles l’écrivain traite ses sujets, je dois toutefois admettre que j’ai eu un peu de mal à entrer dans ce roman. Est-ce parce que son héros appartient à un univers qui m’est très étranger ? Mais le boxeur Gratien de son précédent texte l’était déjà. Je dirais que cela tient peut-être au caractère plus circonscrit à un destin individuel reléguant la dimension sociale, voire socio-historique, à un arrière-plan plus flou. Elle n’est pourtant pas absente, mais peut-être appartenait-il plus qu’à l’accoutumée au lecteur d’inscrire cette histoire dans une perspective plus large ? Je vous laisse en juger si vous lisez ce roman.




jeudi 4 septembre 2025

Au fond des années passées

Jens Christian Grøndahl
Gallimard, 2025



Traduit du danois par Alain Gnaedig



Rien de tel que les lectures en immersion. Un séjour à Copenhague me semblait offrir le cadre idéal pour lire le nouveau roman de Grøndahl, un auteur que j’ai découvert il y a quelques semaines à peine (justement dans la perspective de). Difficile de se faire une idée de l’ensemble de son oeuvre à travers deux livres seulement, mais de l’un à l’autre se dégagent toutefois des caractéristiques communes : un très petit nombre de personnages, une nette tendance à l’introspection, un questionnement sur ce qui fonde un couple - voire une famille.


Ici, le narrateur retrouve par hasard son amour de jeunesse alors qu’à la soixantaine passée, divorcé, il est atteint d’une maladie dégénérative. Les souvenirs remontent à sa mémoire et il interroge alors le jeune homme qu’il a été. Sa vie aurait-elle pu emprunter une autre voie ? Qu’aurait-elle été s’il l’avait passée aux côtés d’Anna ? Il ne cède rependant pas aux regrets qui n’ont nulle pertinence. Et puis Anna vient elle-même de se séparer de son mari, un célèbre journaliste qu’une femme accuse de l’avoir violée plusieurs années auparavant. Ils vont ainsi nouer une nouvelle complicité, apaisée, faite d’écoute et d’attention mutuelles.


L’argument du roman semble ténu et tient en effet en peu de mots. Il faut y entrer pour saisir ce qui en fait l’intérêt : les questionnements du protagoniste, son rapport au temps qui passe et aux évolutions sociétales. Comment appréhender le changement ? Comment faire avec ? Qu’il s’agisse de la notion de consentement dans le cas du mari d’Anna ou de la manière d’envisager la notion de genre dans le cas de la fille du narrateur, Grøndahl aborde avec intelligence les questions qui se posent à chacun d’entre nous à mesure que nous vieillissons. La nostalgie a-t-elle une place ? Doit-on accepter le changement ? Y a-t-il un espace pour le dialogue intergénérationnel permettant aux uns et aux autres de se comprendre ? Et de s’accepter ?


Comme dans le précédent roman que j’ai lu de lui, Grøndahl fait preuve de nuance et de finesse pour tenter d’appréhender la vie comme elle va. Nulle formule sentencieuse, nul bruit, nulle ostentation dans son texte. Ce qui lui permet d’infuser durablement dans l’esprit du lecteur.…


lundi 1 septembre 2025

Les jardins perdus

Rouda
Liana Levi, 2025


Dans une cité de la banlieue parisienne, Zac, 23 ans, est à la recherche de son frère Martin. De deux ans son cadet, celui-ci a disparu depuis plusieurs jours, ce qui ne lui ressemble pas. Certes, les liens familiaux se sont distendus. Leur père, une fois sorti de l’usine Findus où il travaille, ne pense qu’à ses séances de sport ; leur mère déprime depuis qu’elle végète dans des emplois qu’elle n’a pas choisis et Martin ne fait pas grand chose de sa vie depuis qu’il a miraculeusement décroché son bac l’année du Covid. Seul Zac semble tirer son épingle du jeu en poursuivant des études de socio à la fac. Tout ce petit monde ne fait guère plus que se croiser silencieusement autour de la table du petit déjeuner.


Martin serait-il amoureux ? D’après les rumeurs, une certaine Iphigénie lui aurait fait tourner la tête. Mais lorsque Alex, son meilleur copain, révèle à Zac qu’il aurait viré facho et rejoint les rangs d’un groupuscule militant, ce dernier ne parvient pas à le croire. Pour en avoir le coeur net et s’efforcer de retrouver la trace de son frère, il emprunte une fausse identité et se fait embaucher dans l’entreprise où Martin avait trouvé un petit boulot.


Dans la première partie du roman, Rouda nous invite à partager le quotidien d’une famille de la cité, entre amitiés partagées, absence de perspectives, système D et racisme ordinaire. Mais c’est dans sa seconde partie que le récit prend vraiment son essor, lorsque l’auteur nous entraîne dans les méandres nauséabonds de la fachosphère. Celle qui prend bien soin de rester sous les radars, d’évoluer en toute discrétion et qui méprise l’extrême droite institutionnalisée dont les ambitions sont bien trop limitées à ses yeux.


Rouda met en lumière ces groupuscules pour lesquels le spectre du grand remplacement justifie tous les moyens afin d’accélérer la guerre qui existe selon eux à l’état latent dans notre société. Ils ne veulent rien de moins que mettre le feu aux poudres pour prendre l’avantage et remporter la victoire identitaire.


L’auteur relate la manière dont ils recrutent, dans le plus grand secret. La première approche est feutrée, mais une fois la cible appâtée, celle-ci devra devra faire preuve, pour être définitivement adoubée, d’un virilisme exacerbé et ne pas avoir peur de prendre part à des combats à mains nues où tous les coups sont permis. Les portes de véritables camps d’entraînement paramilitaire leur seront alors ouvertes pour les préparer à prendre part à des actions musclées visant à imposer une l'hégémonie blanche qu'ils appellent de leurs voeux.


Intéressant et bien mené - en dépit peut-être de quelques longueurs dans sa mise en place, largement compensées par l’efficacité narrative de la seconde - ce récit a le grand mérite de lever le voile sur des pratiques qui, comme on l’a vu, sont menées dans le secret. Tout ce qui contribuera à les faire largement connaître est à saluer.

jeudi 28 août 2025

Décrochages

Julien Fyot
Viviane Hamy, 2025


Les vacances de la Toussaint viennent de se terminer. En ce matin de rentrée, enfants et enseignants reprennent le chemin de l’école, avec plus ou moins d’entrain. Mais devant les portes de l’établissement se tient un attroupement inhabituel. La rumeur se répand comme une traînée de poudre, semant l’effroi. Le cadavre d’un élève gît au beau milieu de la cour de récréation. Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’un tel drame survienne ? L’incompréhension monte encore d’un cran lorsque l’identité de l’enfant est révélée : il s’agit du fils de l’une des maîtresses, connu pour son extrême gentillesse. Il était d’ailleurs le seul enfant à avoir tissé des liens amicaux avec un élève difficile récemment arrivé dans l’établissement. Les regards se tournent rapidement vers lui tandis que la police ouvre l’enquête.


Alternant la narration entre les semaines qui précédèrent le drame et celles qui lui succèdent avec l’avancée des recherches, l’auteur se concentre sur la relation qui s’établit entre Brayan, l’élève en grande difficulté nouvellement arrivé en CM2, et son maître. Ainsi à travers cette intrique est-ce le quotidien d’un enseignant et la vie d’une école qui nous sont relatés. 


On ne connait que trop le manque de moyens, l’épuisement des profs, les défaillances d’une hiérarchie soucieuse de « ne pas faire de vagues » et l’abandon auquel l’institution est livrée… Les fondations de l’édifice sont de plus en plus fragiles, et lorsque les enseignants font face à des difficultés dans leur propre vie personnelle, l’équilibre désormais trop précaire menace de s’effondrer…  


Julien Fyot aborde ce sujet sous un angle original : le récit commence comme un roman classique, puis une veine sociale se dégage avant qu’un virage résolument policier ne soit pris. Bien qu’inattendu, ce roman est plutôt convaincant : je l’ai dévoré d’une traite ! Et puis l'école, on n'en parlera jamais assez. 


lundi 25 août 2025

Nerona

Hélène Frappat
Actes Sud, 2025


Quelque part en Erope, Nerona a été élue sur la foi d’un positionnement ultra populiste. Depuis qu’elle est au pouvoir, elle multiplie les décrets-lois inspirés par son Programme de Transition Princière, dont l’une des premières mesures aura sans doute été de s’autoproclamer Prince. C’est elle qui prend la parole dès les premières lignes du roman, et elle la conserve presque exclusivement jusqu’à la fin. Elle occupe tout l’espace et ne s’embarrasse pas de finesse pour faire des déclarations fracassantes dans lesquelles l’opposition est tournée en dérision, où revendiquer et exercer sa liberté signifierait s’affranchir de prétendus carcans idéologiques et de la fameuse « pensée unique », où parquer les migrants serait présenté comme une manière de les mettre à l’abri des trafics humains, où le réchauffement climatique serait une élucubration émanant de scientifiques idéologues. 


Tout ça vous rappelle quelque chose ? Face à la déferlante autoritariste que l’on voit s’abattre avec effarement sur le monde, en particulier depuis la réélection de Trump, on se sent complètement désorienté, voire démuni. Alors on cherche. A comprendre, d’abord, à essayer de trouver du sens à ce qui en paraît totalement dénué.


Les historiens se retournent sur le passé pour mettre au jour les mécanismes d’hier afin d’observer si ce qui se joue aujourd’hui est de même nature ; les journalistes - certains journalistes - mènent des enquêtes, interrogent les faits et les discours pour nous alerter ; les écrivains se placent sur le terrain de la fiction pour imaginer ce qui pourrait advenir demain. C’est certainement ce à quoi s’est employée Hélène Frappat avec ce bref roman dystopique.


L’analogie avec le président des Etats-unis ne cherche pas à se cacher : l’un des proches de Nerona se dénomme Egon Must. Et c’est peut-être là que le bât blesse. Aussi ahurissantes soient les paroles et les prises de décisions de cette dirigeante autocrate, elles ne sont guère plus qu'un écho à tout ce que l’on observe avec sidération depuis plusieurs mois. L’effet dystopique s’en trouve émoussé et on a l’impression de retrouver dans ces pages ce que l’on découvre quotidiennement dans les médias. C'est hélas à déplorer, mais la réalité fait parfois une sérieuse concurrence à la fiction...