vendredi 17 février 2023

Les rives de la mer Douce

Laura Alcoba
Mercure de France, 2023



Chez Laura Alcoba, il est souvent question de mémoire : celle de son enfance, dans un contexte de dictature et d’exil, relatée dans sa trilogie initiée avec Manèges, ou celle trahie par le silence qu'impose la clandestinité, comme dans Les Passagers de l’Anna C où elle interrogeait, à travers l’histoire de ses parents, celle de tous ces jeunes gens animés par un rêve révolutionnaire et qui pour beaucoup trouvèrent la mort, plongeant ainsi dans un silence définitif. 


Mémoire et silence, mots qui se dérobent et mots interdits, passage d’une langue qui exige de se taire à une autre qui libère la parole ; souvenirs originels et souvenirs retrouvés par les témoignages de tiers ou par des images qui les réactivent… C’est sur ce riche matériau que Laura Alcoba construit son oeuvre, récit après récit.


Les rives de la mer Douce n’y fait pas exception, mais prend cette fois une forme nouvelle. L’auteure y retrace en effet le chemin qu’elle a effectué pour écrire ses précédents livres. Partant du moment où elle envoya son premier manuscrit par la poste et où elle fut rapidement reçue par celui qui allait devenir son éditeur, elle retrouve et déroule tous les fils de sa pensée et de son inconscient. Par un jeu d’analogies et d’échos, elle nous invite ainsi à une forme d’errance mentale qui nous conduit des bureaux de la rue Sébastien Bottin (désormais rebaptisée Gaston Gallimard) aux vastes rives du Rio de la Plata, en Argentine, en passant par celles, plus intimistes, de l’Aven, en Bretagne.


D’une rive à l’autre, elle convoque quelques épisodes de son histoire et de celle de sa famille, brosse le portrait de sa grand-mère, redessine les traits de son arrière-grand-mère, qu’elle a brièvement connue, et finit par revenir à ce qui a constitué la matière de Manèges : la vie qu’elle mena autour de l’âge de 7 ou 8 ans entre deux rives, celle de la clandestinité, dans une maison à double-fond où ses parents imprimaient des journaux d’opposition dans un quartier excentré de La Plata, et celle de la « normalité », au coeur de la ville, où se trouvaient ses grands-parents. Deux rives entre lesquelles elle fit durant quelques mois l’aller-retour quotidien pour se rendre à l’école. Entre les deux, les mots qu’il fallait oublier, ne surtout pas prononcer, des mots comme embute, « cachette », qui n’aurait pas manqué de signaler la nature des activités auxquelles se livraient ses parents. « Jamais je ne parlerai, même si on me plantait des petits clous dans les genoux », se répétait-elle tout au fond d’elle-même. L’écrivaine révèle ainsi avec une incroyable lucidité la manière dont se compartimente l’esprit, dont se forment les digues mentales et dont se creusent les tunnels de silence.


Mais il suffit souvent d’un rien pour que cèdent les barrages les plus solides : un détail, une simple phrase, qui opèrent une brèche par où s’engouffre le flot de tout ce qui était soigneusement contenu dans un repli de la conscience. C’est précisément là que naissent les livres. Laura Alcoba a su retrouver les chemins qu’elle a empruntés pour écrire les siens, et ce texte sensible et pénétrant qui les retrace, augmenté de photographies dont certaines proviennent des archives de l'auteure, est un inestimable cadeau qu’elle fait à ses lecteurs. J’en suis quant à moi ressortie impressionnée et profondément émue.



  



Je renvoie également à l'entretien que j'avais fait avec Laura Alcoba en 2017, après la parution de La danse de l'araignée.

Laura Alcoba en 2017 © Delphine-Olympe




12 commentaires:

  1. Autrice toujours pas lue. Il faudrait que je commence par "le bleu des abeilles".

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    1. Je vois que tu as fini par trouver un titre latino à ton goût !

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    2. Aifelle, c'est un très bon choix : Le bleu des abeilles reste mon préféré, mais je crois que c'est parce que c'est celui avec lequel j'ai découvert l'écrivaine et pour lequel j'avais eu un véritable coup de foudre. Mais ils sont tous très bons !

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    3. Ingamic, il n'est pas latino. Il est écrit en français par une auteure française. Mais il est vrai que celle-ci est originaire d'Argentine et que ce pays tient une grande place dans son oeuvre :-))

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    4. Merci pour la précision ! Je garde quand même le lien, du fait qu'il est question de l'Argentine dans le titre, mais je le range dans une autre catégorie, du coup !

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  2. Je ne la connais que de nom, à tort visiblement... Me permets-tu de récupérer ton lien : la littérature latino est à l'honneur durant tout février, et j'aimerais ajouter ton article au récapitulatif ?

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    1. (https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2023/02/mois-latino-cest-reparti.html)

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    2. Mais bien sûr, récupère ! Tout ce qui contribue à faire connaître les auteurs que j'aime est bienvenu :-)

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  3. Comme Aifelle, je ne l'ai toujours pas lu. Et comme tu en penses le plus grand bien, je note son nom.

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  4. Je n'ai jamais entendu parler de cette autrice ! Tu donnes drôlement envie, et ma BM a plein de titres, chouette !

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