Delphine Horvilleur
Grasset, 2022
Ne vous fiez pas à la faible épaisseur de cet ouvrage : en dépit de sa pagination, il est en effet d’une richesse inouïe. Cela ne surprendra certainement pas les familiers de Delphine Horvilleur - dont je ne fais pas partie. Bien sûr, je l’entends de temps à autre s’exprimer dans les médias et je suis toujours enchantée par la parole intelligente et mesurée qu’elle prononce. Je ne serais toutefois pas allée de moi-même vers ce livre si une personne bien intentionnée ne l’avait mis entre mes mains…
Il se compose de deux parties, la première se présentant comme une préface à la seconde. L’auteure y révèle l’attachement qu’elle éprouve à l’égard de Romain Gary, l’abordant à travers une grille de lecture que j’ai d’abord trouvée un peu étroite et très orientée - quoique parfaitement argumentée. Elle s’efforce en effet de démontrer qu’en dépit de sa soif effrénée de se soustraire à toute forme d’assignation identitaire - et l’on sait à quel point Gary a joué avec les noms et ses éléments biographiques - il ne faisait en fait que renouer avec une démarche juive ancestrale. En somme, plus il cherchait à échapper à son ascendance et à ce qui est au coeur de son identité, plus il ne faisait en réalité que s’y conformer. N’étaient l’humour et la lucidité de Delphine Horvilleur, on pourrait être tenté de balayer son propos d’un revers de main.
Mais deux choses nous en empêchent : d’abord précisément le fait qu’il s’agisse d’une préface et qu’elle y pose les fondements de ce qu’elle va magistralement développer par la suite ; mais surtout elle ne cesse d’affirmer combien l’oeuvre d’un écrivain est protéiforme, chaque lecteur réinterprétant le texte à l’aune de sa propre biographie, de ses questionnements et de sa sensibilité - ce dont je suis intimement convaincue. Le narcissisme d’un écrivain n’a d’égal que celui de son lecteur ! Ce qui donne donc à Delphine Horvilleur toute légitimité à réécrire l’histoire de Gary. Et ce n’est certainement pas lui qui aurait pu trouver à y redire…
Ainsi posés ce lien et cette filiation entre un auteur et son lecteur, le narrateur de la seconde partie du livre peut entrer en scène : et il n’est autre que le fils d’Emile Ajar. D’Emile Ajar, et non de Romain Gary : le fils d’un être fictif.
Nom : Ajar. Prénom : Abraham, un personnage central de la Genèse dont Delphine Horvilleur nous retrace brièvement l’histoire. Celle d’un homme à qui Dieu a intimé l’ordre de quitter la maison de son père et qui est devenu celui de tous les croyants.
Nous voici ainsi revenus aux textes sacrés, et à de sacrées histoires de paternité… dont bien des hommes se réclament les enfants. Mais au-delà des racines que l'on possède, exister n’est-ce pas toujours chercher à savoir, ou à comprendre, qui l’on est ? Et donc, précisément, échapper à la certitude d’une identité univoque ?
Exister n'est rien d'autre qu'un état de transition, entre avoir été et devenir. Les juifs le savent bien, qui ne disposent pas en hébreu de la forme présente du verbe être, ainsi que prend soin de nous l’apprendre Delphine Horvilleur. Dans cette langue, on n’est jamais. On est dans un processus permanent de mutation. Exit la permanence d’une identité. Et donc l’illusion d’une quelconque affirmation de cet ordre.
Je suis trop ignorante de la doxa hébraïque pour savoir à quel point Delphine Horvilleur s’en éloigne ou pas pour la réinterpréter. Mais ce qu’elle dit de l’identité me semble extrêmement fin et pertinent à une époque où l’assignation identitaire est devenue une question obsessionnelle. Avec finesse et un indéfectible humour, elle met ainsi un coup de pied salvateur dans les fondamentalismes religieux autant que dans la fourmilière wokiste. En un mot comme en cent, ce petit livre est une grande bouffée d’intelligence et un véritable bijou de drôlerie dont je ne saurais trop vous recommander la lecture !
J'aime bien l'écouter, mais je ne suis pas encore passée à la lecture. Ton billet est très incitatif.
RépondreSupprimerEh bien écoute, comme tu l'auras compris, je ne regrette pas d'avoir franchi le pas.
SupprimerJe suis une grande fan de Romain Gary, mais je ne suis pas sûre d'adhérer au choix narratif mêlant fiction et "réalité". En revanche, l'ouvrage de Delphine Horvilleur sur la mort (je ne me souviens plus du titre) me tente beaucoup.
RépondreSupprimerN'ayant jamais lu Romain Gary - à quoi il faudrait vraiment que je remédie - je n'étais pas plus attirée que ça par ce livre. Mais, honnêtement, il m'a époustouflée !
SupprimerJe ne sais pas qui est Delphine Horvilleur mais tu parles très bien de son ouvrage et me donnes envie de la découvrir. De plus, j'apprécie beaucoup Romain Gary.
RépondreSupprimerOh, tu as dû l'entendre ici ou là dans les médias où elle est souvent invitée. C'est l'une des quatre ou cinq femmes rabbin de France. C'est vraiment une personnalité intéressante.
SupprimerJ'ai beaucoup aimé ces questions d'identité.
RépondreSupprimerUne manière très intéressante et intelligente de l'aborder.
SupprimerBeaucoup aimé aussi, mais ce doit être sympa à voir sur scène...
RépondreSupprimerC'est ce que je me suis dit aussi. Mais venant de le lire, je ne pense pas aller si vite écouter ce monologue au théâtre.
SupprimerCe livre m'intrigue depuis quelque temps, à te lire, je me décide : je vais l'emprunter !
RépondreSupprimerRavie que mes quelques mots aient emporté ta décision !
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