mercredi 22 août 2018

En aparté avec Abnousse Shalmani


Abnousse Shalmani, écrivain française d’origine iranienne, est arrivée en France à l’âge de 8 ans après que ses parents ont fui le régime de Khomeiny.
 Très engagée dans la défense des droits des femmes, elle intervient régulièrement dans le débat public, notamment sur la question du port du voile, qui tenait une place centrale dans son premier livre, Khomeiny, Sade et moi, paru chez Grasset en 2014. 
Chez le même éditeur paraît aujourd’hui son premier roman, Les exilés meurent aussi d’amour.



Je suis particulièrement heureuse de te rencontrer, Abnousse, car j’avais été très impressionnée par ton premier livre, Khomeiny, Sade et moi, un récit autobiographique dans lequel tu évoquais ton arrivée en France, la manière dont tu t’étais construite, en tant que femme. Cela ne parlait pas directement de l’exil, mais c’était ton expérience, la manière dont tu t’étais emparée d’une langue et d’une culture. Aujourd’hui, l’exil est au cœur du roman qui vient de paraître. Est-ce qu’on peut néanmoins dire que c’est un peu la même histoire et, si c’est le cas, que voulais-tu apporter de différent ou de supplémentaire ? En un mot, est-ce que Shirin, c’est toi ?


Non, pas tant que ça. Je voulais me coller un personnage qui n’avait pas la tête de son pays natal, alors que c’était mon cas quand je suis arrivée en France. Après, ça a évolué à l’adolescence... 
Quand j’ai écrit Khomeiny, Sade et moi, je me suis pris un bout de rein et je l’ai posé sur la table. Il n’y a pas eu d’effort. Quand je l’ai commencé et qu’on me demandait ce que j’étais en train d’écrire, je disais : « Je suis en train d’écrire l’histoire politique de mon cul. » [Au début du livre, Abnousse raconte comment, à 5 ans, elle s’est mise entièrement nue dans la cour de l’école pour signifier son refus du voile qui venait de lui être imposé.] Je disais ça bêtement, il se passait plein de choses en France et j’avais besoin de trouver un lien entre ce cul nu de mon enfance et ce qui était en train de se passer. Il y avait là quelque chose de super spontané. Je l’ai écrit d’une traite, et je pense que ça se sent. C’est vraiment moi, c’est un cri, c’est une continuation de mon corps. 

Quand j’ai commencé le roman, je ne voulais pas écrire sur l’Iran ni sur l’exil. Pour tout dire, j’étais partie sur la rue Jacob et sur Natalie Clifford Barney et les lesbiennes américaines de Paris. J’ai fait six mois de recherches, c’était génial. Mais j’étais tellement dans l’histoire que c’était très difficile de m’en détacher pour entrer dans la fiction. Alors, affolée, avec mon syndrome première de la classe, n’ayant plus que trois mois pour rendre mon manuscrit à Grasset, je me suis dit qu’il fallait que j’écrive autre chose.

Et tout d’un coup c’est venu. Je pense qu’il y avait aussi l’idéal gauchisant qui me turlupinait, et j’ai commencé comme ça. C’est après cinquante pages que je me suis rendu compte qu’il y avait quand même des trucs d’inspiration biographique. Mais tous les personnages qui se trouvent dans Les exilés meurent aussi d’amour sont imaginés, même s’ils sont tous issus de la réalité. En gros, j’ai pris trois, quatre personnes que j’ai connues et à chaque fois je les ai mélangées. 
Pour le personnage de Mitra, qui est l’horrible tante, il y a effectivement beaucoup de caractéristiques de deux de mes tantes, mais aussi d’une femme française très passionnaria de gauche qu’on a connue, qui nous avait un peu pris en charge quand on est arrivés en France, qui a beaucoup aidé mes parents et qui venait tout le temps à la maison. Eh bien cette nana me foutait les chocottes ! Elle me tétanisait et je trouvais qu’elle ressemblait énormément à mes tantes. Et c’est vrai que là, quand j’ai dû construire ce personnage, je suis partie des trois. 

Après, je pense qu'il y a des choses qui apparaîtront toute ma vie dans tout ce que j’écrirai, sur la figure de l’exilé, sur la figure du révolutionnaire ; et il y aura toujours un ou deux libraires qui traîneront quelque part ! Mais je ne peux pas présenter le livre comme autobiographique parce qu’aucun personnage n’existe dans sa totalité. Et Shirin est loin de moi. J’ai essayé de créer mon personnage idéal.

On sent bien que c’est de la fiction, effectivement. Mais par rapport à Khomeiny, Sade et moi, dans la figure du père, par exemple, on retrouve des choses...

C’est vrai que c’est très compliqué de ne pas faire jouer la figure du père, qui est très forte pour moi. Mais là, c’est Omid, le premier amoureux, qui prend par la main et fait découvrir. Le père est très en retrait. Mais sur l’idée de transmission, il sera toujours là, dans n’importe lequel de mes personnages. C’est inévitable. 

Asli Erdogan a donné en mai-juin une sublime interview à France Culture où elle disait : « Qu’on le veuille ou non, le premier roman est toujours la somme des traumas ». Et je pense qu’elle a raison. Quoi qu’il se passe, quels que soient mes efforts, que ce premier roman me soit proche, pas proche, que j’aie joué, utilisé, romancé, transcendé... il n’empêche qu’il est la somme de mes traumas. On a besoin de se débarrasser de quelque chose pour pouvoir s’envoler.

C’est en ce sens que j’établissais un rapport avec Khomeiny, Sade et moi, c’est une façon de revenir à certaines choses par un autre biais.  
En revanche, la forme romanesque permet d’offrir une belle galerie de personnages. Et la position qu’occupe Shirin m’a fait penser au personnage d’Uzbeck, dans Les lettres persanes, qui peut porter un regard neuf et distancié sur ce qui l’entoure. Sauf que le personnage de Shirin est entre deux, entre la communauté iranienne et les Français. Ce regard est très intéressant...

Mais je crois que c’est le regard du métèque ! J’ai utilisé une ou deux fois ce mot dans le roman. Lorsque je le présentais aux libraires, je me suis rendu compte que je finissais toujours en disant que le personnage, face à tout ce qui lui arrive, doit faire un choix entre le pays natal et le pays d’adoption. Mais au final, elle choisit l’entre-deux. Ça a l’air inconfortable, mais c’est pourtant la meilleure place car c’est celle du désir. Le désir ne peut s’épanouir que dans l’entre-deux, le clair-obscur, hors des lignes droites et des certitudes. 


Le métèque a cet avantage sur tous les autres qu’il n’a pas de frontières.

Moi, j’adore me présenter comme métèque ! Outre la chanson de Moustaki, je trouve que c’est un mot très beau, et c’est un mot qui désarçonne. 


Tout comme je refuse de dire «je suis une écrivaine». Non, je suis une femme écrivain. Je trouve que dans «femme écrivain», il y a le panache de la conquête : «Tu me l’interdis ? Je le prends !». Je trouve ça beaucoup plus élégant que de dire «écrivaine». Je suis un écrivain parce que c’est ma fonction qui prime. 

Eh bien «métèque», c’est pareil. Quand je dis «je suis métèque», je vois déjà le repli des gens et ça m’amuse beaucoup. En réalité, c’est quoi un métèque ? La communauté iranienne, au sein même de ma propre famille, rit en me disant « toi, t’es plus iranienne ». Et quelque part, quand je suis face à des Français, il y a toujours à un moment ou à un autre quelque chose en moi d’exotique, de différent. Rien que mon prénom renvoie à un ailleurs. Donc, même pour les Français, je ne suis jamais totalement française, j’ai avec moi ce truc d’exotisme. Au final, c’est quoi quelqu’un qui n’est ni ici ni là ? Eh bien c’est le métèque. Et le métèque a cet avantage sur tous les autres qu’il n’a pas de frontières.
Ce qui a provoqué la guerre Iran-Irak, avec les bombardements que, gamine, j’entendais tous les soirs au-dessus de nos têtes, c’est quand même le fait qu’il y avait une frontière. Ça m’a suffisamment marquée pour y être assez allergique. Et je me dis que le métèque est certes hors sol, hors tout, mais il a cet avantage de planer. Et je pense que la meilleure chance de l’exilé, c’est qu’il plane au-dessus des frontières. 

Cet entre-deux, on le retrouve dans la forme même de ton texte. Il a en effet la forme classique du roman, mais avec une dimension onirique. Il a quelque chose du conte oriental, avec sa magie, qu’il n’y a pas du tout dans la littérature française, où tout est toujours rationnel.  Est-ce que c’était ton projet ?

   
Ah oui ! Ça reprend ce que je disais tout à l’heure : je crois que j’ai fait un bouquin métèque ! Je suis une grande fan de Flaubert, que je relis tous les deux ans, de la littérature du XIX
e qui m’a énormément appris le français, la syntaxe, le beau parler ; je suis une grande fan de Balzac aussi, Sand, Musset...  Mais il y avait quelque chose qui me manquait, qui était peut-être mon Iran, et que j’ai fini par retrouver... quand j'ai découvert Rabelais : il a ouvert quelques portes, chez moi, qui ressemblaient à la culture iranienne. Parce que c’est quand même fait d’un grand bordel et de plein de tiroirs ! J’étais très étonnée que la France ait produit ça... et très étonnée qu’il n’y ait pas eu de suite.
Après, je suis tombée dans l’Amérique latine. 

Et là, je tiens à faire une parenthèse : merci la France et l’amour de la culture ! Même pour ce roman, n’ayant plus accès au persan comme langue maternelle, j’ai redécouvert ma culture persane, en l’occurrence Le livre des rois de Ferdowsi et énormément de poèmes épiques, par la langue française. Je suis retournée en Iran avec cette langue, ce qui déjà, en soi, dit énormément du métissage de mon livre. 

Après le XIXe, bien sûr, comme dans toute famille de gauche, j’ai lu Sartre, Beauvoir, Camus... tout ça se lisait joyeusement à la maison ! Mais d’un coup, je tombe sur L’amour au temps de choléra. C’était mon premier Garcia Marquez, et là, je me dis : « Mais c’est ça ! »


Cette capacité qu’a la littérature de vous attraper par le ventre, de remonter dans le coeur et s’installer pour de bon dans la raison.

Après, ça été Rushdie, Auster, Irving... Et, pour moi, c’était la lignée de Rabelais qu’on avait perdue. Rabelais, je le retrouve chez ces écrivains, et évidemment chez Gabriel Garcia Marquez. Puis j’ai découvert cette merveille, Les années avec Laura Diaz de Carlos Fuentes. Historique ! Proche de Balzac, avec la dose de folie. J’étais au paradis ! 


Quand j’ai commencé à écrire sur Natalie Clifford Barney et la rue Jacob, j’étais dans un pur roman historique, mais le narrateur était un fantôme. Quelque chose manquait, ça ne me ressemblait pas... Et j’ai pensé à Adrienne Lecouvreur, la première comédienne, au XVIIe siècle, à n’avoir pas chanté sur scène, mais dit son texte, et je l’ai fait tomber amoureuse de Natalie Clifford Barney... C'est la force de la littérature Ce n’est pas un essai, ni un texte politique. Plus c’est magique, plus c’est fou-fou, plus ça part dans tous les sens, plus ça a l’air super loin de vous et plus le truc vous attrape par le ventre... 
Par exemple, j’ai lu tout Irving, et notamment récemment L’œuvre de Dieu, la part du diable. Eh bien quel rapport entre moi et le Maine, et les homards géants, et un orphelinat ? Pourtant, depuis deux ans, c’est peut-être l’un des romans qui m’a le plus bouleversée. C’est cette capacité qu’a la littérature de vous attraper par le ventre, de remonter dans le coeur et s’installer pour de bon dans la raison. Eh bien je pense personnellement qu’il n’y a que le réalisme magique, en extrayant totalement l’histoire de toute réalité, qui permette au lecteur de comprendre sa propre réalité. Et ça, c’est peut-être la seule chose militante que j’ai : je suis persuadée qu’avec la littérature, on peut changer le monde.

A ce propos, j’avais envie que tu me parles un petit peu plus du Tout petit frère. Tous les personnages ont leur part de magie ou au moins de mystère. Mais lui, qui naît après 13 mois de gestation sans que cela étonne personne, est particulièrement singulier...

Lui, c’est mon chouchou ! Mais j’ai eu du mal avec celui-là ! Et c’est là la différence avec Khomeiny, Sade et moi. Ça a été beaucoup plus difficile à écrire... Là c’est vraiment un accouchement, j’ai eu toutes les douleurs possibles et imaginables...

D’ailleurs, tu as mis combien de temps à l’écrire, ce livre ?

Stephen King
Pour le premier jet, j’ai écouté Stephen King, qui a dit qu’un roman, quel que soit le nombre de pages, s’écrit en trois mois. Et ce mec, ce n’est peut-être pas Balzac ou Flaubert, mais il a une méthode brillante. 
Donc, j’ai écrit Les exilés meurent aussi d’amour en 3 mois. J’ai commencé le 1er juillet 2016 et j’ai fini le 1er septembre. Il avait à peu près 200 pages de plus. Pendant ces trois mois, je suis restée enfermée à Paris. Et après, il y a eu la réécriture. Je crois que j’ai enfin trouvé ma méthode : je fais un gros buisson, sans forme, et après je fais Edward aux mains d’argent ! Et là je dis merci d’exister à ce métier merveilleux qu’est celui d’éditrice - ou d’éditeur.  

Et dans tout ça, alors, ce personnage du Tout petit frère ?

Il était là dès le début. Il y avait le Petit frère et le Tout petit frère. Il y avait énormément de personnages... Le premier jet était… j’allais dire illisible, ça partait dans tous les sens !
Il n’y a pas très longtemps j’ai regardé la précédente version, eh bien il est là, le Tout petit frère ! Mais sous forme embryonnaire. L’histoire du Petit frère, elle, est passée à l’as...

Je comprends donc pourquoi il s’appelle le Tout petit frère et non pas le Petit frère.

C’est tellement joli, je voulais le garder !
Je crois que je voulais créer un personnage dont le sang, la peau, la chair, ne seraient qu’exil. Inévitablement il serait fou, et sa folie, à lui, c’est d’être amoureux. 
Il y a un autre frère, Pejmon, qui vire schizophrène. Il perd son Iran, et il est à la fois trop jeune et trop vieux pour la France, tout s’embrouille. Les personnages de Pejman et du Tout petit frère sont les deux faces de la même médaille. Le Tout petit frère s’est rattaché à l’amour absolu pour la mère, qui devient la mère patrie, la langue maternelle.


Je voulais créer un personnage dont le sang, la peau, la chair, ne seraient qu’exil.

En fait, chaque personnage représente un écueil de l’exil. Le Tout petit frère et Pejman incarnent le moment où ça pète. Parce que je pense qu’il y a énormément d’hommes et de femmes formidables qui tombent au champ d’honneur de l’exil. L’exil, c’est dur. C’est une chance, vraiment, mais c’est extrêmement difficile.
Tout le background change. Encore aujourd’hui, il m’arrive de sursauter quand j’entends parler persan dans le métro. Dans ces cas-là, c’est l’Iran qui me remonte à la gorge. Que chez mes parents, on parle persan, c’est normal. Mais dans la rue, dans les transports en commun, tout d’un coup c’est la rue de l’Iran qui me revient. Et pour un gamin fragile, rien que le fait d’accepter le changement du fond sonore, c’est énorme. 




Justement, j’ai lu d’autres romans sur l’exil dont l’héroïne et la narratrice étaient des petites filles arrivées très jeunes en France. L’expérience de l’exil, quand tu arrives dans ces jeunes années, 8, 9, 10 ans, est sans doute très différente de celle que l’on peut faire quand on est adulte…

L’adulte a juste sa défaite à supporter. L’enfant a à la fois la conscience coupable de la défaite et doit se construire, ce qui est très compliqué... Mais il est un bonheur pour la littérature, parce que ça permet de faire passer énormément de choses qui, dans la bouche d’un adulte, ne passeraient pas du tout. 

Le fait de ne pas avoir d’enfant moi-même me permet d’être encore la fille de mes parents, d’être encore dans un statut d’enfant ; ça me permet d’avoir toujours un souvenir très aigu de mon enfance et de garder une certaine forme de fraîcheur. Mais c’est vrai que 8, 9 ans, ce sont des années fondamentales. On n’est même pas encore ado, on n’est pas fini, et je pense que c’est tout à fait normal qu’énormément d’[écrivains] exilés prennent ce moment-là parce que ça correspond souvent au moment où ils ont dû faire un sacrifice. Parce qu’il y a toujours le moment du choix où on abandonne quelque chose pour gagner autre chose.

D’autant que ce choix n’est pas le leur, mais celui de leurs parents.

Peut-être que c’est la littérature qui permet de créer un lien entre l’enfance qui n’est plus et le monde en devenir. Qu’est-ce qui, sinon la littérature, peut faire un lien entre ces mondes complètement éparpillés ? 
Khomeiny, Sade et moi était un bouquin de rupture. Il balançait entre Téharan et Paris, et au fur et à mesure Téhéran disparaissait. C'était un livre de rupture où on égrenait les pertes et les gains...  Alors que là, c’est peut-être la seule fois de ma vie où j’ai pu définir l’exil, ce que je n’avais pas fait dans Khomeiny, Sade et moi, parce que ce n’était pas possible, parce qu’il me manquait le lien de la littérature. 

J’ai vraiment le sentiment d’avoir eu une nouvelle naissance quand je suis arrivée en France. Il fallait tout revoir : la langue, l’école, les habitudes, les fringues, la nourriture... tout ! En Iran, par exemple, on ne met pas de couteau à table. On mange avec une cuillère et une fourchette. Tous les plats doivent être préparés pour qu’il n’y ait rien besoin de découper. En France, et sans parler du couteau à fromage, il y a toujours un couteau. L’un des trucs les plus difficiles, pour moi, ça a été d’apprendre à manger avec un couteau et une fourchette. Rien qu’une habitude bête et méchante de couverts... Et même, la viande tartare... J’en ai parlé dans le roman, mais c’est un truc qui ne cesse de m’émerveiller ! Globalement, le monde arabo-musulman cuit ses viandes jusqu’à étouffement total. Et là, on me colle un tartare, et on me dit : « Tu vas voir, c’est bon. » Mais le truc il vibre encore, il est en vie ! On est en train de se foutre de ma gueule... et je n’avais pas encore vu les huîtres! 

Alors qu’est-ce qui peut donner un sens à ces découvertes-là, à l’apprentissage de la langue française, à la constitution d’un corps français ? Le corps n’est pas le même. Le rapport au corps n’est pas le même ! Moi j’étais sous voile, on arrive ici et d’un coup c’est « à poil et en voiture, Simone » ! C’est quand même génial !
Je crois qu'il n’y a que la littérature qui peut faire le lien entre tout ça.

Justement, dans ton livre tu parles du pouvoir de la langue, qui est une baguette magique. Elle transforme la mère, très ingénieuse et habile de ses mains, de «boniche» en alchimiste. Et en même temps c’est aussi un leurre, le leurre des élans révolutionnaires, de l’idéalisme. L’écrivain est-il celui qui arrive à prendre la maîtrise de cette langue et à réorganiser le monde, à lui redonner du sens ? 

Je pense qu’un jour l’écrivain se rend compte de la puissance des mots. Et qu’il peut mentir. Mais l’autre face, c’est quand même ça. Il peut expliquer, il peut convaincre. Mais qu’est-ce que la littérature si ce n’est un grand mensonge, qui raconte des vies qui n’existent pas, qui raconte des histoires qui n’arriveront jamais ?

Et le lecteur le suit avec bonheur !

Oui ! C’est quand même le seul moment où le mensonge est applaudi, revendiqué et aimé. Pourtant, les mots tuent, ça c’est évident. J’ai quand même un souvenir très aigu de la révolution, de la guerre, du discours au moment où j’étais petite fille... Quel est le miracle qui fait que, tout d’un coup, un gamin passe du mot qui tue, du mot qui est repris, scandé par des millions de gens qui veulent égorger la moitié de la population, au mot apaisé à l’intérieur d’un roman qui va lui permettre de se reconstruire ? Est-ce qu’il y a un moment où on comprend que ce ne sont pas les mêmes mots, est-ce qu’il y a une différence ? 


Quel est le miracle qui fait que, tout d’un coup, un gamin passe du mot qui tue, scandé par des millions de gens qui veulent égorger la moitié de la population, au mot apaisé à l’intérieur d’un roman ?

Parce que j’ai lu énormément de littérature révolutionnaire aussi. Mais ce ne sont pas du tout les mêmes mots. Quand je lis Martin Eden, de Jack London, je le suis au bout du monde ; et quand je lis Le manifeste du parti communiste, les trois quarts, je sais qu’il me ment, que ce n’est pas vrai, mais c’est exaltant quand même, surtout quand tu as 14, 15 ans... 
Quand tu lis L’espoir ou La condition humaine de Malraux - et je recommande de les lire avant ses 14 ans -, c’est formidable ! Mais ça perd tout son sens quand on a 18, 20, 25 ans. Alors si les mots changent quand on change d’âge et de vécu, le mot est réversible et le mot est dangereux. Je veux dire qu’il y a toujours le risque pour l’écrivain, aussi, de se regarder dans ses mots. On a tous des facilités de langage. Le mot, parfois nous valorise, parfois il nous tue ! Parce qu’on se congratule tout seul et qu’on se vautre dans nos facilités. Le mot ment. Après, c’est toujours pareil : tout est moche, tout dépend de ce que les hommes en font. Et les mots n’y échappent pas. Mais quand même, pour le meilleur ou pour le pire, les mots sont magiques!

Et le meilleur, c’est la littérature ! D’ailleurs, je ne cesse d’être étonnée de constater qu’à chaque fois qu’un régime autoritaire s’installe, la première chose qu’il fait c’est d’interdire les livres ! Et des livres de littérature. C’est quand même fascinant de pouvoir dire d’un côté que la littérature ne change rien, et que ce soit le premier objet de censure. Pourquoi on le censure si ça ne change tellement rien ? Je pense au Destin de Youssef Chahine, ce film sublime dans lequel on brûle les livres d’Averroès. Lui, il sourit, parce qu’il sait que l’idée est là et qu’elle a germé...

Image extraite du film Le Destin



Tiens ! Cahier d’un retour au pays natal ! Je me souviens encore du jour où j’ai ouvert ce livre d’Aimé Césaire. Je trouve que c’est un des plus beaux textes qui soient... Etonnamment je me le suis approprié comme un texte de l’exil, alors que c’est un texte sur la colonisation. Mais c’est sur la perte d’une culture et c’est surtout réussir à faire de la poésie. Césaire... voilà un grand artisan des mots ! J’ai versé des larmes de sang sur ce bouquin ! Une claque, un claque merveilleuse, vraiment !


Voilà, heureusement qu’il y a eu tous ces métèques avant nous ! Moi, quand je suis arrivée en France, je n’avais plus qu’à me servir ! Ils étaient tous traduits et où que je tourne mon regard, que ce soit dans l’art, dans la littérature, il n’y avait que des métèques ! Alors je me suis dit que j’étais chez moi. Je n’ai jamais eu de problème à me dire française. Je ne comprends pas pourquoi il y en a qui ne veulent pas le dire... Parce que ce qui fait la richesse d’une langue, qui la réanime, ce sont ces métèques !

Pareil pour la peinture, la musique, l’art en général, parce que les exilés n’ont plus qu’un seul langage pour s’exprimer, c’est celui de l’art, vu que toutes les autres portes leur sont fermées. C’est le seul refuge ou personne ne viendra nous reprocher de nous installer. Et de celui-là, on ne pourra jamais me virer ! On pourra me virer de France, on ne pourra pas me virer de la littérature ! Même si tout ça est encore instable, j’ai quand même réussi au bout de 33 ans à me créer un refuge, et c’est un livre, c’est pas mal ! 
Si on me vire de France, je serai quand même un écrivain français... Trop tard !


Un grand merci à Abnousse pour cette rencontre chaleureuse, sa parole libre et sincère, et ce bel échange ponctué de rires. 

Evidemment, je vous invite à lire ses deux livres, mais aussi à venir la rencontrer le mercredi 28 novembre à la librairie Le Divan, où j’aurai le grand plaisir de la recevoir.



1 commentaire:

  1. Interview très complète et intéressante. Une femme écrivain qui a l'air d'avoir une belle personnalité.

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