jeudi 3 mai 2018

Le lambeau


Philippe Lançon

Gallimard, 2018

Prix Femina 2018


D’autres l’ont dit avant moi et je ne vous apprendrai rien, il est extrêmement difficile de parler d’un tel livre qui, aussi bon soit-il, dépasse le cadre ordinaire de la littérature (encore que l’on pourrait s’interroger sur cette notion, mais ne nous égarons pas...) 
Pour Philippe Lançon lui-même, écrire ce livre n’a pas dû aller de soi. Car au-delà du terrible traumatisme psychique autant que physique qu’il a subi, il a très vite eu conscience du statut particulier que son état de rescapé d’un attentat terroriste lui donnait et de la responsabilité que celui-ci lui conférait à l’égard de son entourage et de l’ensemble de la société française.

Et si ce livre nous touche, c’est bien parce qu’il pose une question que nous nous sommes tous posée : comment vivre après ça et avec ça. Naturellement, elle s’est d’abord posée pour l’auteur de manière tout à fait prosaïque. Une balle a détruit sa mâchoire, dont la reconstruction nécessitera quelque dix-sept interventions chirurgicales, une greffe de tibia et deux années de soins intensifs. Lançon, avec une sincérité et une incroyable capacité d’introspection, ne nous épargne rien de ce qu’il traverse, ni des douleurs et du sentiment de déchéance physique qu’il endure ni de ses réflexions et de ses observations. Mais ne croyez surtout pas qu’il se livre à un larmoyant recensement de ses blessures et meurtrissures. C’est au contraire avec un ton étonnamment apaisé qu’il s’exprime et, à travers la réparation de son corps, c’est avant tout son cheminement, non pas pour retrouver l’homme qu’il était et qui, nous dit-il, a disparu ce matin du 7 janvier, mais pour entrer à nouveau dans le monde et dans la vie, qu’il nous invite à partager.

Pour l’y aider, la littérature et l’art se révéleront de précieux alliés. Proust l’accompagne au bloc tandis que la vue ou le souvenir de tableaux de Velasquez le bouleverse.  
Inutile d’en dire plus tant il me semblerait vain de vouloir mettre des mots sur ceux d’un homme qui en a trouvé de si justes pour faire resurgir une humanité qui avait été bafouée.
J’ai simplement envie de dire qu’il ne faut pas avoir peur de lire ce livre. Je comprends ce que revenir sur cet événement peut avoir de douloureux et à quel point il peut être difficile de s’y résoudre. J’ai dû passer outre mes propres réticences pour le faire. Mais je crois qu’il peut se révéler salutaire de se retourner sur ce qui nous a si violemment blessés et choqués pour le surmonter et le dominer. Et qu’espérer de mieux que le talent d’un écrivain pour nous y aider ?

Le livre se clôt sur les attentats de novembre 2015, insupportable réplique - comme on parle de la réplique d’un séisme - qui nous a de nouveau brutalement jetés dans l’horreur, et l’on n’ose imaginer l’effet produit sur Philippe Lançon. 
Erwan Larher, autre écrivain de talent, se trouvait au Bataclan ce funeste soir et a lui aussi livré le récit de son retour à la vie. 

Ces deux écrivains ont en commun d’avoir vécu l’indicible et d’avoir su malgré tout mettre des mots sur notre effroi. Ils ont en commun cette attention portée aux autres et il est intéressant de souligner qu’ils ont tous deux fait appel aux témoignages (mails, courrier, messages reçus de leurs proches ou de leurs connaissances) pour circonscrire ce qu’ils ont vécu dans leur chair et qui a traumatisé tout un peuple. Ils ont cette générosité, cette humilité et cet humour, parfois, qui donnent les raisons de ne pas sombrer dans la noirceur et le repli sur soi, et nous rappellent ainsi au contraire que les hommes sont aussi capables du meilleur.

25 commentaires:

  1. Bravo Delphine et merci , car il fallait s'y coller et ca n'était pas évident . Je dirais pour compléter ton excellent billet qu'il ne faut pas avoir peur de cette lecture, car passé LA scène ( dont les journalistes ont balancé sans vergogne des details crus et glaçants qui auraient dû rester réserve aux lecteurs seuls, et non pas à tous ceux qui se demandent mollement "il est comment le Lançon, alors "...Certains manques de pudeur m'étonneront toujours ...bref) nous ne restons pas enfermés dans l'événement , tout comme Philippe lançon lui-même qui développe extrêmement vite une capacité de réaction étonnante , admirable et digne des stoïciens . Il questionne essentiellement le rapport au temps, aux arts comme ressort de vie , aux autres bien sûr, dans la complexité des liens perdus ou réinvestis au contraire au détour du drame ,mais alors même qu'il ne nous cache rien de la diffuculté de sa reconstruction , en premier lieu physique bien entendu , il ne glose jamais, ne nous donne pas à longueur de page une interprétation des événements , de la France telle qu'elle va -ou pas- . Ni ne se place du point du vue du témoignage. Non, il se permet de faire de la litterature, et de la bonne, autour de cette monstruosité qui l'a happé le 7 janvier et l'a pratiquement laissé pour mort.C'est un livre humain , à hauteur d'homme mais un sacré bonhomme ... J'ai vécu quelques jours avec monsieur Lançon , et je sais que je referai le voyage dans peu de temps . Suffisamment rare pour être mentionné .

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  2. Moi qui hésite à lire ce livre, ton billet, très beau et très juste va peut-être réussir à me faire franchir le pas.

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    1. Alors là, j'en serais vraiment très heureuse. Ce livre est unique.

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  3. Beau billet, toujours délicat à écrire je m'en doute (je parle du billet). Tu donnes envie, mais faudra trouver le bon moment.
    Ah ces journalistes! On a parlé du livre au Masque et la plume, en bien, pas de souci, mais en détail. De plus ils ont dit qu'aucun auteur n'avait abordé le sujet (ah bon et Erwan L? sur ce j'ai coupé la radio)

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    1. Pour ma part, je n'avais pas coupé, mais moi aussi ça m'avait estomaquée !

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  4. Je sais que je veux le lire depuis qu'il est sorti, mais c'est vrai qu'il me fait aussi un peu peur...

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    1. Loin d'être angoissant ou douloureux - même si évidemment ce dont il rend compte est extrêmement dur -, ce livre apporte vraiment un sentiment d'humanité et d'intelligence qui fait du bien. Il ne faut pas hésiter.

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  5. Je ne suis toujours pas décidée à le lire ..

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    1. C'est marrant, mais ça ne me surprend pas du tout ;-)

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  6. Quel magnifique billet sur ce récit ! Pas facile d'écrire sur ce type de livre... Et c'est réussi.

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    1. Merci ! C'est vrai que c'est certainement l'un des billets les plus difficiles que j'ai eu à écrire.

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  7. Un très beau livre, je vais me contenter du témoignage des deux femmes (Meurisse qui a préféré dormir ce matin-là) et celle (le nom m'échappe) qui a été épargnée par les tueurs car "on ne tue pas les femmes" (sauf que si, ils en ont assassiné une...) - leur regard restera en moi.

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    1. Pour "l'autre dessinatrice", il s'agissait de Coco, qui a publié ensuite le magnifique album "Dessiner encore", cependant que Catherine avait publié La légèreté.
      Et la femme assassinée - ne l'oublions jamais - c'était la psychanalyste Elsa Cayat.
      (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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  8. Je m'étais dit que je ne lirais pas celui de Erwan Larher, finalement ça a été un coup de cœur. Je crois que celui-ci aussi sera lu mais j'ai encore besoin de temps.

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    1. C'est le genre de livre qu'il ne faut lire que lorsqu'on se sent prêt à le faire. Mais je crois qu'il apporte beaucoup.

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  9. Livre terminé, quel choc !
    Je suis vraiment contente d'avoir vaincu mes réticences. Je suis certaine qu'il va me marquer durablement.

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  10. Je ne sais pas si je lirai ce livre... J'entends de très belles choses à son sujet et, pourtant, je ne ressens actuellement pas l'envie de m'y plonger. Je reste éloignée de lui tout en observant ce qui se dit sur lui... Un peu pour me préparer au jour où, peut-être, je m'y confronterai.

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    1. Le jour où tu te sentiras prête. Mais en tout cas, ce n'est pas un livre qui malmène son lecteur.

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  11. Malgré ton billet je crois que je ne pourrais pas le lire...

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  12. D'autres membres de Charlie ont aussi rédigé ou dessiné leur témoignage sur cette journée (et ce qui s'était passé avant ou après...):
    Riss, Luz, Coco, Catherine...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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