mercredi 9 mai 2018

Eugenia

Lionel Duroy

Julliard, 2018



Connaissez-vous Mihail Sebastian ? C’est un écrivain roumain né au début du XXe siècle, ami notamment de Cioran et de Mircea Eliade. Du moins jusque dans les années 30, lorsque le pays fut saisi par une vague d’antisémitisme sans précédent, qui conduira, en 1941, au terrible pogrom de Jassy qui est au cœur de ce roman.

Or Sebastian était juif. En nous contant l’histoire de cet homme mort en 1945 à travers la voix de sa narratrice Eugenia, dont il fait la maîtresse fictive de l’écrivain, Lionel Duroy nous dévoile un pan de l’histoire de la Roumanie.

Eugenia est la fille d’un couple de commerçants qui, sans être virulents, sont sensibles à l’idée de plus en plus répandue que les juifs ont pris trop de place dans leur pays et qu’il devient donc nécessaire de les inviter à le quitter. Oh, pas par des moyens violents, bien sûr ! Mais ils ne voient rien de mal à les exclure des universités et à les priver de la possibilité d’exercer leur profession. Leur fils aîné, beaucoup plus radical, n’hésite pas quant à lui à appeler à prendre les armes contre ces «youpins» qui leur mangent la laine sur le dos...

Lorsque Eugenia rencontre Mihail Sebastian, par l’intermédiaire de son professeur de lettres, une femme engagée s’efforçant de lutter contre ces idées nauséabondes, elle  prend conscience de l’abjection du sentiment de haine qui est en train de s’emparer de son pays... et de ses propres parents. Très amoureuse de l’écrivain, devenue journaliste, elle s’acharnera à défendre la cause des juifs et tentera d’ouvrir les yeux de ses compatriotes sur leur sort. Elle essayera surtout de leur démontrer combien les discours dont ils sont abreuvés ne sont que mensonge et manipulation. Mais dans les années 40, alors que la Roumanie est l’alliée de l’Allemagne, qui veut entendre de tels propos ? 
Elle-même est effarée lorsqu’elle lit les articles d’un certain Malaparte, auquel elle a rapporté toutes les atrocités qui ont été commises à Jassy et qui en fait une lecture pour le moins orientée. L’écrivain italien témoigne en effet dans la presse d’une posture bien différente de celle qu’il adoptera quelque temps plus tard, en 1944, dans son livre Kaputt dénonçant les horreurs de la guerre...

Ce roman très classique dans sa forme n’en demeure pas moins tout à fait passionnant, notamment parce qu’il confronte deux formes d’écriture, journalistique et littéraire. La première est censée rendre compte avec objectivité de faits réels tandis que la seconde s’en affranchit pour investir le terrain de la fiction. Pourtant, Lionel Duroy semble bien nous dire, sinon nous démontrer, que la vérité n’est pas forcément du côté que l’on croit.

Son récit constitue d’ailleurs une excellente illustration de la force que peut avoir un roman en nous relatant de manière très précise la façon dont la folie meurtrière s’est emparée d’un peuple se convaincant du bien-fondé des exactions qu’il commettait. Selon Duroy, le journaliste serait impuissant à entrer dans la psychologie des protagonistes d’un événement, restant ainsi à la surface des choses, quand un romancier peut mettre en lumière les mécanismes psychologiques autant qu’historiques et sociaux qui permettent de l’expliquer.

Lorsqu’on lit ce livre, on ne peut d’ailleurs que s’alarmer, tant ce qu’il dépeint fait écho à notre actualité. Si, au lendemain de la guerre, Eugenia peut affirmer que «l’Histoire s’est brusquement retournée et qu’il est entendu qu’on ne recommencera plus jamais (...) à tuer des juifs parce qu’ils sont juifs, à tuer des Tziganes parce qu’ils sont tziganes», un autre personnage la met en garde «contre l’emballement collectif, contre le fanatisme, contre la bêtise [qui] est un torrent qui emporte tout sur son passage». Et que l’Histoire a maintes fois vu se déverser sur le monde.


J'ai lu ce roman sur les conseils (toujours) avisés de Nicole





12 commentaires:

  1. J'aime l'écriture de Lionel Duroy et le thème m'intéresse. Donc, c'est noté.

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    1. C'était quant à moi la première fois que je le lisais. Mais je vais très certainement m'intéresser à lui de plus près désormais...

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  2. C'était moi aussi la première fois que je lisais Duroy. Livre choisi pour son thème qui raconte une époque vécue par ma famille en Roumanie mais dont, comme souvent, mes grand-parents n'ont jamais vraiment parlé. Heureusement qu'il y a la littérature pour combler ces lacunes. Du coup, je trouve la plume de Duroy très intéressante et j'ai beaucoup aimé l'angle de vue que tu soulignes, cette comparaison entre les deux approches journalistique et romanesque...

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    1. Oui, j'ai trouvé que c'était une réflexion toute aussi intéressante que l'est l'aspect plus historique du livre. Il faut dire que, depuis Vallès, les relations entre littérature et journalisme me passionnent. :-)

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  3. Je n'ai toujours pas lu Lionel Duroy et pourtant on me l'a déjà recommandé! Celui-ci pourrait être une belle entrée en matière.

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  4. Je l'ai réservé à la bibliothèque, ce sera mon premier roman de Duroy.

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    1. Je lirai évidemment ton commentaire avec attention :-)

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  5. Je me demande si Duroy est un auteur pour moi. J'ai de gros doutes en fait ;)

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    1. C'est vrai que ça me paraît peut-être un peu loin de tes lectures habituelles... Mais bon... Il faut essayer ;-)

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  6. Il m’attend. Je l’ai aussi choisi davantage pour le thème que pour l’auteur

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    1. Mais du coup, j'ai assez envie de découvrir davantage cet écrivain, qui semble écrire des textes dans des veines assez différentes les unes des autres.

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