jeudi 22 septembre 2016

L'échange

Eugenia Almeida

Métailié, 2016


Traduit de l'espagnol (Argentine) par François Gaudry


Trente ans après la dictature, l'Argentine est-elle débarrassée de ses démons ?

Il y a quelque temps, je vous parlais de La double vie de Jesus, paru chez Metailié. Depuis, cet éditeur a eu la gentillesse de me faire parvenir un roman issu du même continent, L’échange d’Eugenia Almeida, ce qui ne pouvait manquer de m’intéresser. J’ai donc quitté le Mexique pour l’Argentine, mais on ne peut pas dire que j’y ai découvert un horizon beaucoup plus dégagé.
Changement radical de registre toutefois, avec ce texte au style austère, incisif, confinant parfois à l’épure. Rien à voir avec la truculence de Serna.

Tandis que le cadavre d’une jeune femme gît devant un café, deux journalistes s’interrogent sur les causes de sa mort. Un suicide. Guyot se rend sur place, où l’émotion est palpable, observe l’agitation et tente d’obtenir des informations du commissaire Jury. Mû par une sorte d’intuition, ou de trouble, il va chercher à comprendre ce qui a pu conduire cette femme à commettre l’irréparable. D’autant qu’avant de retourner son arme contre elle-même, elle s’en était servi pour menacer un homme, disparu sans laisser de trace. Au fil de son enquête, Guyot va interroger différentes personnes ayant fréquenté la jeune femme, parmi lesquelles une psychanalyste à la retraite, avec laquelle il va nouer une relation privilégiée. Et va peu à peu surgir l’ombre vénéneuse de la dictature dont les acteurs ou ceux qui en ont tiré parti sont loin d'avoir disparu de la circulation...

Par ses chapitres ultra-courts, le recours quasi permanent à la forme dialoguée et à des phrases très brèves, voire nominales, telles des didascalies, Eugenia Almeida produit un texte théâtral qui propulse le lecteur sur la scène des événements et installe d’emblée une atmosphère oppressante, parfois presque poisseuse. De manière imperceptible, elle fait progressivement monter la tension pour installer son lecteur dans une forme de malaise diffus, pareil à celui qui semble traverser la société argentine.

Il faut accepter d’être déstabilisé par ce texte qui fait entendre différentes voix, sans que l’on sache toujours précisément qui parle, et qui place par conséquent le lecteur dans une position assez inconfortable. On est pourtant happé par l’atmosphère qui se dégage et l’on ne peut s’empêcher de suivre les personnages en différents lieux et différentes situations, qui en disent long sur l’état de la société argentine.

L’auteur s’en explique d’ailleurs fort bien, comme j’ai eu la chance de pouvoir l’entendre lors d’une rencontre organisée par l’éditeur. Eugenia Almeida a en effet sciemment choisi d’installer ses lecteurs dans un certain flou pour traduire cette peur omniprésente et ce soupçon permanent qui caractérisent les régimes autoritaires. Savoir qui parle et à quel titre, c’est avoir la possibilité de cerner sont interlocuteur et maîtriser son environnement. A contrario, la confusion, les discours lourds de sous-entendus, les menaces qu’on laisse planer entretiennent la peur sur laquelle se fondent les dictatures. L’ambition de l’auteure était de traduire les complicités cachées qui perdurent bien après que les tyrans soient tombés, pour transcrire l’angoisse qui en résulte. 

Eugenia Almeida s’est lancée dans une démarche littéraire tout à fait intéressante qui me rappelle, quoi qu’elle revête une forme bien différente, l’expérience menée par un autre écrivain argentin, Leopoldo Brizuela, dans La nuit recommencée. Ces romans se rejoignent dans leurs tentatives originales d’aller au-delà du simple récit pour faire percevoir au lecteur une petite part de ce que l’on peut ressentir lorsqu’on vit sous un régime autoritaire. Des romans évidemment très noirs, à l’image de la très belle couverture du livre d’Eugenia Almeida. 







18 commentaires:

  1. J'avais lu L'autobus, très intéressant aussi, quoique sans doute moins compliqué dans sa construction... Une des mes libraires le recommande aussi, je le note !

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    1. Oui, il paraît que c'était un très bon roman, que je lirai sans doute un de ces jours...

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  2. Le sujet ne m'attire pas ( c'était le cas pour "14 juillet" d'E. Vuillard que j'ai trouvé complètement formidable et qui m' a embarquée du début à la fin ) donc je vais le feuilleter avant de me décider.

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  3. Je voulais déjà lire "L'autobus" et je n'ai pas trouvé le temps ; j'ajoute celui-ci, c'est une auteure que j'aimerais découvrir.

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    1. On n'a jamais suffisamment de temps pour découvrir tous les livres qui nous intéressent ou nous attirent, malheureusement…
      Eugenia Almeida est une auteure très intéressante, je trouve. Et cette rencontre m'a donné envie de découvrir L'autobus, qui était, paraît-il, très différent.

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  4. j'avais aimé 'l'autobus' . Tu me confirmes mon envie de lire celui-ci !

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    1. Décidément, cet Autobus, il va falloir que je le prenne ;-)

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  5. il est dans mes repérages, je verrai dans un moment!

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  6. Je crois que je vas en rester à Serna, qui m'attend sagement d'ailleurs.

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    1. Je les ai trouvés également intéressants, mais je peux comprendre qu'on soit attiré plutôt par l'un ou par l'autre. Cela ne se commande pas !

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  7. Tu es très convaincante, mais souvent, quand il y a trop de dialogues, je suis déçue, sauf quand c'est du théâtre bien sûr, et comme le style est très théâtral, c'est assez intrigant.

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    1. Moi non plus, en général, je n'aime pas les textes trop dialogués. Mais là, j'ai trouvé que ça fonctionnait très bien.

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  8. j'étais un peu dubitative envers ce roman, mais ton billet donne quand même vraiment envie...pareil que Clara (et même réflexion au sujet de 14 Juillet, que je suis en train de lire) donc je vais faire de même, le feuilleter et on verra!

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    1. C'est encore le meilleur moyen de faire son choix. Il est assez surprenant par certains aspects, mais vraiment intéressant. Et surtout, il pose vraiment une ambiance.

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  9. C'est un livre que je n'avais pas noté sur ma WL rentrée littéraire et pourtant plus je le vois, plus je lis les avis et plus j'ai envie de l'y inscrire

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    1. C'est vrai ? C'est vraiment chouette, parce qu'en ce qui me concerne, je n'ai pas vu beaucoup d'avis sur ce livre...

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