mardi 29 mars 2016

Randall

Jonathan Gibbs

Buchet-Chastel, 2016


Traduit de l’anglais par Stéphane Roques


Gibbs explore une certaine facette du milieu de l'art contemporain. Quand l'œuvre devient un objet de spéculation financière...

S’il est un domaine qui peut paraître difficile à aborder, voire hermétique pour le néophyte, c’est bien celui de l’art contemporain, en particulier dans sa composante conceptuelle. Ces œuvres qui résultent bien souvent d’une démarche restant inaccessible au public exigent de ce dernier une attention et des efforts soutenus pour se laisser appréhender. L’incompréhension cède bien souvent la place à l’incrédulité, quand ce n’est pas à un rejet parfois très violent. Aussi tous les textes pouvant apporter des clefs sont-ils les bienvenus.

J’avais lu il y a quelque temps un étonnant roman espagnol qui se situait précisément dans ce milieu et qui m’avait vivement impressionnée : Tentative d’évasion. Récemment, Nicole, de l’excellent blog Mots pour mots, a suscité mon intérêt et ma curiosité pour un roman, anglais cette fois, qui abordait le même thème, quoi que sous un angle apparemment différent, intitulé Randall. Nous avons alors eu l’idée de faire une lecture croisée de ces ouvrages que nous avions aimés. Cela nous a donc donné une très bonne occasion de nous rencontrer pour échanger nos livres... et vérifier ainsi que derrière les billets des blogueuses se cachent de vraies personnes qui se retrouvent dans des cafés pour boire un verre... et parler bouquins !

Mais revenons-en à Randall. J’avoue qu’un sentiment de perplexité m’a accompagnée tout au long de la lecture de ces 370 pages.
L’action se situe à la fin des années 80, entre Londres et New York, qui constituent alors l’épicentre de la création picturale. On suit la percée de Randall, jeune artiste anglais émergeant au sein du groupe des «Young British Artists» qui, par son sens de la mise en scène et sa faculté à briller en société, parvient à se singulariser et à s’imposer comme un acteur majeur de la scène artistique.
Randall apparaît comme un artiste certes talentueux, mais qui cherche avant tout à se faire remarquer. Il est évidemment légitime pour un créateur, quel qu’il soit, de vouloir se faire connaître. Et on sait à quel point le relationnel est crucial. Mais dans le cas de Randall, son souci de reconnaissance, voire de réussite, prend le pas sur son travail personnel et modifie la nature même de sa création.
Il s’introduit d’emblée dans le milieu de la finance, dont on sait qu’il joue un rôle déterminant pour faire monter de manière parfois très artificielle la cote d’un artiste. Il choisit ainsi celui qu’il dit être son meilleur ami parmi ces golden boys, Vincent n’étant alors encore qu’un jeune loup aux dents longues faisant ses premiers pas... Et la stratégie paye - c’est bien le cas de le dire - puisque Randall devient richissime. Mais c’est au prix de son âme. Il devient le spécialiste des coups d’éclat, produit des installations qui moquent son public - qui s’en émeut, mais, le naturel reprenant rapidement le dessus, y voit le moyen de monnayer encore les effets collatéraux de ces mises en scène. Gibbs écrit à ce sujet des pages d’un cynisme absolu qui ne sont sans doute pas si loin d’une certaine réalité et qui sont tout à fait réussies.

Or, après la mort de l’artiste, sa veuve découvre l’existence d’un atelier secret, dans lequel Randall faisait un art figuratif d’un genre un peu particulier. Dans la plus grande discrétion, Randall peignait en effet des tableaux pornographiques, mettant en scène aussi bien des personnes de son entourage - lui-même compris - que toutes les figures du monde de l’art et de la finance. On découvre ainsi - ce qui semble d’ailleurs étonner Vincent qui hésite tout d’abord à voir en son ami l’auteur de ces œuvres -, qu’il était doué d’un véritable talent de peintre. Mais surtout, il exprime ainsi toute l’obscénité d’un système qui vide l’art de sa substance.

Jonathan Gibbs pointe les dérives d’un certain milieu artistique, ou de certains artistes, et tous les faux-semblant d’un public qui prétend s’intéresser à la création, mais qui n’y voit qu’une forme d’investissement financier. De ce point de vue, c’est tout à fait réussi. Et je ne doute absolument pas que cela renvoie à une certaine réalité. 
Mais s’il s’agit d’y trouver un éclairage sur ce que peut être l’art contemporain, sur une démarche intellectuelle, sur les questionnements que posent souvent les œuvres, tant sur la société que sur leurs propres conditions de création, alors il me semble que Tentative d’évasion offrira davantage de réponses.

En somme, je dirais qu’on peut lire ces deux romans extrêmement complémentaires comme un diptyque qui apportera à ceux qui s’intéressent à l’art contemporain, outre un plaisir de lecture évident, un éclairage en deux dimensions et une matière à réflexion tout à fait riche et passionnante !

Quant à l'expérience de la lecture croisée, c'est vraiment sympa ! Cela permet de découvrir à la fois des livres et des lecteurs, et je suis vraiment ravie d'avoir fait la connaissance de Nicole, lectrice curieuse et passionnée.


Pour connaître l’avis de Nicole - qui m'a allègrement tentée ! - sur Randall, c’est par ici ; et sur Tentative d’évasion, c’est par là !
Quant à mon propre billet sur Tentative d'évasion, c'est là !

14 commentaires:

  1. Hé hé, voilà que je retrouve Tentative d'évasion dans ma liste à lire et que je rajoute celui-ci... très sympa, une lecture croisée comme celle-ci !

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    1. De très bons livres, la rencontre d'une personne dont j'apprécie beaucoup les billets ! Que demander d'autre... sinon remettre ça !

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  2. Le sujet ne m'attire absolument pas, je suis certain de m'ennuyer à mourir.
    Par contre l'idée de lecture croisée est très sympa ;)

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    1. Je te confirme, c'est vraiment très chouette ! Et elle s'applique à tout type de livre ;-)

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  3. Tout à fait en phase avec ton analyse sur l'intérêt de chacun des deux et leur complémentarité... ce qui rend l'exercice d'autant plus intéressant (pas de redondance, des apports subtils de chaque côté à la réflexion).

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    1. Oui, on pourra d'ailleurs se parler de manière plus approfondie de ces deux livres lorsqu'on se les rendra ! Et puis ce sera peut-être l'occasion d'un nouvel échange... je renouvellerai avec le plus grand plaisir !

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  4. C'est un milieu dont je préfère ne pas entendre parler. J'aime un certain art contemporain, mais il y en a un autre qui fait seulement de l'argent et qui se fiche du monde ... Très sympa cette rencontre, quand on aime les livres, on a toujours quelque chose à se dire ;-)

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    1. C'est vrai qu'il y a certaines personnes qui ne voient dans l'art qu'une façon comme une autre de faire de l'argent, beaucoup d'argent. Mais ce serait dommage, je trouve, de le réduire à ça. Il y a aussi des artistes qui font un travail sincère, même s'il n'est pas toujours facile de le comprendre.
      Par ailleurs, c'est très vrai ce que tu dis : j'ai eu la chance de rencontrer coup sur coup trois blogueuses et à chaque fois, la rencontre a été très naturelle et très chaleureuse. Comme si on se connaissait déjà !

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  5. Ce n'est pas un sujet qui me tente mais les rencontres entre bloggeuses me tenteraient bien !!!

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    1. C'est apparemment un sujet qui coince… Mais c'est tout l'intérêt de tels romans que de permettre de l'aborder de manière très agréable et pleine d'intelligence.
      Et je ne peux que t'encourager à provoquer de telles rencontres !

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  6. Le sujet est passionnant a priori mais je reste un poil dubitative en te lisant : Je n'arrive pas trop à savoir s'il me tenterait ou pas...

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    1. Ah ! Enfin quelqu'un de réceptif au sujet! ;-)
      Il est très agréable à lire, très narratif et c'est une bonne approche disons sociologique du sujet. Mais c'est vrai que j'ai un faible pour Tentative d'évasion : beaucoup plus dur, certes, mais extrêmement brillant !

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  7. C'est un sujet qui me passionne et j'ai déjà noté ce roman suite au billet de Nicole. Voir que tu confirmes son avis me ravie !

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    1. Oui, effectivement, je pensais bien que ça pourrait te séduire !

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