mardi 18 mars 2014

La nuit recommencée


Leopoldo Brizuela

Le Seuil, 2014


Traduit de l'espagnol (Argentine) par Gabriel Iaculli


 
Avec ce livre, Brizuela nous propose un témoignage sur la dictature, doublé d'un étonnant et brillant travail littéraire sur la mémoire.

Il n’est guère facile de parler de ce livre exigeant dont la lecture - enrichissante - nécessite une grande attention.
L’auteur nous parle des heures les plus troubles et les plus violentes de l’histoire de l’Argentine, puisqu’il revient sur la période de la dictature et, au-delà, sur les séquelles que celle-ci a laissées sur la population et sur la société. Il le fait toutefois d’une manière singulière, puisqu’il engage le processus même d’écriture du livre que nous sommes en train de lire.
En effet, l’alternance des chapitres opère un va-et-vient entre un événement passé, que le narrateur a enfoui aux tréfonds de sa conscience, et la douloureuse tentative de faire remonter ce souvenir confusément réveillé par la survenue d’un événement comparable, une quinzaine d’années plus tard. 

Le roman offre ainsi deux entrées également intéressantes.
La première concerne le fonctionnement de la mémoire. Par sa progression, le texte se veut au plus près des efforts effectués par le narrateur pour faire remonter le souvenir qui ne cesse de se dérober. 
On a tous, un jour ou l’autre, fait l’expérience d’un souvenir ou d’un rêve qui produit des sortes de flash affleurant la conscience, remontant de manière fulgurante, mais sans toutefois se laisser saisir. C’est ce phénomène que retranscrit avec brio le roman. Ainsi des éléments parcellaires apparaissent-ils à plusieurs reprises dans le récit, le narrateur s’efforçant de les analyser, de les intégrer dans une chaîne d’événements pour leur donner une signification et une cohérence.

D’une certaine manière, ce texte m’a fait penser à l’oeuvre de Proust, quoique la démarche soit différente. Là où, notamment avec l’expérience de la madeleine, celui-ci essayait de remonter à l’expérience originelle, fondatrice, enfouie sous les différentes strates de la mémoire, Brizuela tente quant à lui de faire sauter un verrou apposé sur la mémoire, dans un véritable mécanisme d’autodéfense, pour éradiquer le souvenir d’un événement tellement douloureux qu’il aurait empêché toute possibilité de vivre. C’est un processus vital qui est donc engagé, et il y a d’ailleurs tout au long du roman un phénomène de balancier entre le désir et la crainte de renouer avec l’événement traumatique.
De ce point de vue, le livre est tout à fait remarquable.

La seconde entrée du roman réside bien évidemment dans le récit qui est fait de la dictature. Toutefois il ne s’agit nullement de la relation historique des événements, ni même du récit classique d’un destin singulier s’inscrivant dans l’Histoire.
Il s’agit plutôt de la restitution d’un climat anxiogène à l’extrême. A travers les mécanismes d’auto-protection que le narrateur a mis en place, c’est tout l’impact psychologique, les ravages opérés au plus profond des individus qui nous sont donnés à voir. Brizuela nous montre la manière dont ce type de régime instille en chacun un sentiment d’angoisse et de méfiance omniprésent. Ainsi, dans ce livre, les bourreaux ne sont pas placés au devant de la scène. Chaque individu apparaît comme un rouage potentiel, à un degré ou un autre, de cette terrifiante machine. En tout cas, nul ne peut se prétendre certain de ne pas être complice des exactions, même à son corps défendant, et c’est ce doute monstrueux qui laisse des traces longtemps après que le régime soit tombé.

Brizuela livre ici un témoignage d’une très grande force. Il nous offre un livre dense, brillant, mais aussi suffocant, par ce qu’il démontre et par le fait qu’en nous faisant entrer par l’écriture dans le cerveau même de son narrateur, il nous fait vivre cette expérience insupportable de la dictature.
J’avoue avoir dû très souvent faire des pauses dans ma lecture, même brèves, tant je ressentais le besoin de respirer et de m’extraire de ce climat oppressant.
Une étonnante et brillante expérience littéraire, que je remercie les Editions du Seuil et Babelio de m’avoir permis de partager, ayant reçu ce livre dans le cadre d'une opération "Masse critique".


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