mardi 17 juin 2025

Marseille 73

Dominique Manotti
Points Seuil (Les Arènes, 2020)


En 1962, les Accords d’Evian marquaient la fin de la guerre d’Algérie. Ce pays obtenait son indépendance, engendrant un exode massif des Pieds-Noirs vers le sol hexagonal. Le point final était-il mis à ce conflit ? Pas si sûr. En tout cas pas pour tout le monde. Onze ans plus tard, faisant suite au durcissement de la politique gouvernementale de la France à l’égard de la population immigrée, l'extrême-droite utilise un fait divers dans lequel un traminot marseillais a trouvé la mort pour orchestrer une campagne exigeant l’arrêt de « l’immigration sauvage ». En dépit de l'appel des collègues de la victime à ne pas utiliser la mort d'un des leurs à des fins racistes s’ensuivra une vague d’assassinats qui fera en quelques semaines une quinzaine de victimes nord-africaines et près de cinquante sur l’ensemble du sol français.


C’est autour de ces faits que se déploie le roman de Dominique Manotti qui imagine une enquête sur le meurtre de Malek Khider, 16 ans, atteint de trois balles tirées à bout portant. C’es le commissaire Daquin, jeune Parisien projeté dans la cité phocéenne, qui la mènera. Encore pour cela devra-t-il nager entre les eaux troubles des différents services de police dont certains sont noyautés par les tenants de l’Algérie française. Ce qui explique que les pièces à conviction subissent une altération les rendant inutilisables, que les témoignages soient triés sur le volet et que le meurtre soit rapidement requalifié en règlement de comptes.


La postface de l’auteure indique assez combien ce polar s’appuie sur des événements historiques et un contexte soigneusement documenté. Le déroulement de l’enquête concentre tout ce qui a pu être mis en oeuvre pour taire de manière systématique le caractère raciste des meurtres qui se sont alors multipliés : la presse était utilisée pour jeter le discrédit sur les victimes, le mobile raciste nié pour avancer une soi-disant rivalité entre voyous, et quasiment aucun assassin n’aura été arrêté (d’après Dominique Manotti, deux condamnations seulement, avec sursis pour l'un, le second - un sous-brigadier de la police urbaine - succombera quant à lui fort opportunément à une crise cardiaque peu après son incarcération…).


Un très intéressant polar, donc, qui restitue parfaitement l’époque trouble qui fit suite, côté français, aux « événements d’Algérie ». Voilà une agrégée d’histoire qui a parfaitement négocié son passage à la fiction !


lundi 9 juin 2025

Chagrin d’un chant inachevé

François-Henri Désérable
Gallimard 2025


Se glisser dans les pas du Che : plus d’un adolescent en a eu le fantasme, François-Henri Désérable l’a fait. Attention, il ne s’agissait nullement de reprendre le flambeau de la Révolution mais de suivre l’itinéraire que le jeune Ernesto avait tracé avec son ami Alberto Granado en 1952, alors qu’Il n’était qu’un jeune étudiant en médecine avide de voir du pays. Il ne se doutait sans doute pas que ce voyage allait profondément modifier sa vision du monde et le conduire vers l’engagement que l’on sait. 


Lorsqu’il entreprend cette traversée de l’Amérique latine, Désérable a une trentaine d’années et rien d’autre que des fourmis dans les jambes et la furieuse envie de découvrir le monde. Il embarque avec lui un ami hispanophone qui rebroussera bientôt chemin pour passer les oraux d’un concours. Désérable poursuivra quant à lui sa route, avec pour seul viatique le récit que Guevara avait lui-même fait de son Voyage à motocyclette.


Tout le charme de ce texte réside précisément dans la modestie de son intention : il ne s’agit en aucune façon de faire une hagiographie - pas même une biographie - du Che ; non plus que de prétendre dresser un état des lieux de l’Amérique latine - ce qui serait bien présomptueux. Désérable procède par touches successives en mettant l’accent sur certains de ses souvenirs (le voyage date déjà de plusieurs années) qui contribuent à restituer une image de chacun des pays qui constituent le chapitrale du livre, image qu’il fait entrer en résonance avec les idées reçues que l’on peut en avoir et qu’il partage peut-être avec les autres voyageurs qu’il croise sur son chemin.


Mais tout comme dans L’usure d’un monde qui relatait sa traversée de l’Iran, c’est surtout l’élégance de sa plume et sa posture qui donnent tout son charme au récit. L’esprit de l’écrivain est volontiers facétieux, et l’on s’amuse du burlesque des situations dans lesquelles il s’est parfois trouvé et qui auraient pourtant pu tourner au drame. Il y a dans son regard un mélange d’acuité, de poésie et d’humour qui confère à son texte une couleur unique et un remarquable pouvoir évocateur : pour un peu, on aurait presque l’impression d’être à ses côtés !