jeudi 9 mars 2023

Il suffit de traverser la rue

Eric Faye
Le Seuil, 2023



Il suffit de traverser la rue : vous vous souvenez certainement de cette formule présidentielle qui avait fait couler beaucoup d’encre… C’est justement ce que s’apprête à faire Aurélien Babel, journaliste quinquagénaire, au moment de quitter définitivement l’agence de presse qui l’employait. Il a en effet « bénéficié » d’un plan de départs volontaires consécutif à la réorganisation des services exigée par le nouvel actionnaire suédois… Mais avant d’en arriver là, il lui aura fallu mener un véritable parcours du combattant que l’auteur nous relate avec une certaine verve.


Car tel n’était pas le projet de notre bougre, qui se serait bien vu continuer à assurer dans les locaux de la rue Montmartre la veille des dépêches jusqu’au jour de sa retraite. Mais voilà : le monde a changé, il faut s’adapter. Entendez : délocaliser les services tels que la maintenance informatique et externaliser un maximum de fonctions. Y compris les journalistes eux-mêmes. Pourquoi en effet s’encombrer de vieilles badernes rétives à toute forme d’évolution quand on peut s’offrir de jeunes recrues prêtes à toutes les contorsions pour faire leur trou et ce, à un tarif bien plus concurrentiel ! Elles ne connaissent rien au métier ? Une formation express fera l’affaire !


Eric Faye brocarde le monde de l’entreprise à l’heure de la mondialisation, pointant tout à la fois les méthodes de management délétères, la recherche de rentabilité à (très) court terme, la perte de sens au travail, mais aussi le renoncement des salariés à se mobiliser collectivement pour battre en brèche le système qui les broie.


Le tableau qu’il brosse n’est hélas que trop bien connu. Aussi, si juste et bien menée soit cette charge ubuesque, arrivai-je au terme de la première partie du livre avec un léger sentiment de lassitude. Avais-je vraiment envie de continuer à lire un roman qui tendait un miroir si fidèle à ce que nous observons tous les jours ?


Mais le deuxième acte de cette sinistre comédie allait s’ouvrir sur une scène aux échos moins retentissants. Car une fois la situation évaluée puis la décision prise de monter dans la charrette, il n’allait pas être si simple que cela d’y parvenir. Non sans se départir de son humour grinçant, l’auteur évoque la course - voire la compétition - à laquelle se livrent les prétendants à un départ… auquel ceux-ci n’aspiraient pourtant pas ! Satisfaction aux critères de sélection, motivation (!), présentation de projet, autant d’éléments qui doivent nourrir leur dossier pour convaincre du bien-fondé de leur demande. Vous vous croyiez chez Ubu dans la première partie ? La seconde le consacre décidément roi de cet univers déshumanisé et asservissant qu’est celui de l’entreprise… 


Soyons reconnaissants à Eric Faye de son ironie mordante et de la sollicitude dont il fait preuve à l'égard de son personnage, qui sauvent le lecteur d'un désespoir certain. A moins que ce texte ne l’anime au contraire d’une saine et fertile colère ? Il donne au moins une raison d'espérer...



Un roman repéré chez Nicole




10 commentaires:

  1. C'est beaucoup trop réaliste en effet et je ne vois pas le début d'une amélioration autour de moi. Je préfère m'évader dans un polar où on dézinguerait tout ce beau monde par exemple !!

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    1. Oh là là, je ne te savais pas si expéditive !
      :-D

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    2. Je ne sais pas pourquoi, en ce moment je me sens une imagination débordante côté règlement radical des problèmes :-)))

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  2. Je ne suis pas très réceptive aux romans sur le monde du travail... j'en suis bien marrie, mais c'est comme ça ; à moins qu'Aifelle ne se lance dans l'écriture d'un polar tel qu'elle l'aimerait ! :D

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  3. Ouf, ce roman laisse une raison d'espérer.

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    1. Oui, même si elle est ténue. Les foules étant bien difficile à mobiliser. Quoiqu'en ce moment...

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  4. Si j'étais toujours parisienne j'irais écouter Eric Faye au Festival Effractions... Ce n'est jamais évident d'écrire sur le monde du travail, il y met certainement pas mal de ses propres observations dans le milieu du journalisme et sa composition littéraire est plutôt fine :-)

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    1. J'ai vu ça et bien prévu d'y aller ;-) Il y a d'ailleurs plusieurs rencontres qui s'enchaînent plutôt bien sur des sujets intéressants...

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  5. Je n'ai toujours pas lu cet auteur... S'il y a de l'ironie, ça peut me plaire.

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