mercredi 26 février 2020

Tant qu’il y aura des cèdres

Pierre Jarawan

Héloïse d’Ormesson, 2020


Traduit de l’allemand par Paul Wider


Pour lire ce roman, deux options s’offrent à vous. Soit vous n’êtes pas du genre patient et vous vous ruez dessus immédiatement, soit vous le gardez précieusement pour cet été, lorsque vous serez en quête d’un bon pavé à mettre dans votre valise.
Dans tous les cas, si vous aimez les romans mêlant les destins individuels à l’Histoire avec un grand H, servis par une intrigue parfaitement maîtrisée, ne vous privez pas de ce premier roman d’un jeune auteur tout à fait prometteur ! Né en Jordanie de père libanais et de mère allemande, Pierre Jarawan vit en Allemagne depuis l’âge de 3 ans. De ce fertile métissage est né le livre qu’il nous propose aujourd’hui.

Comme nombre de leurs compatriotes lorsque a éclaté la guerre, Brahim et sa femme ont fui le Liban. Ils gagnèrent alors l’Allemagne où Samir puis sa soeur Yasmin naquirent quelques années plus tard. Samir grandit paisiblement auprès de ce père charismatique qui sait se faire apprécier de tous ceux qui l’approchent et qui, le soir venu, lui raconte des histoires évoquant son pays d’origine, des contes merveilleux peuplés d’animaux et de personnages extraordinaires qui le font rêver autant qu’ils lui transmettent l’âme de la terre de ses ancêtres. 
Mais alors que Samir est âgé d’une dizaine d’années, Brahim disparaît du jour au lendemain. Pourquoi les a-t-il abandonnés ? Quel intime secret cachait-il ? Devenu adulte, tandis que sa mère n’est plus, Samir ne cesse de s’interroger. Qui était vraiment son père ? Sa disparition est-elle liée à l’histoire du Liban ? S’il veut aller de l’avant et tracer sa propre voie, il devra se libérer de ce passé à ses yeux si mystérieux... 

Si le roman de Pierre Jarawan est réellement jubilatoire, c’est non seulement parce que les personnages sont attachants, l’intrigue parfaitement construite avec ses allers-retours entre passé et présent, parce que les indices y sont savamment distillés, à la manière d’un puzzle dont toutes les pièces finiront par trouver naturellement leur place au moment où sera mis le point final, mais c’est aussi parce qu’il révèle les arcanes du conflit libanais sans que cela apparaisse jamais lourd ni plaqué, puisqu'il constitue au contraire le moteur de son histoire. 
Mais ce qui est particulièrement remarquable et fait la singularité de ce récit, c’est le talent avec lequel l'auteur entremêle étroitement l’art du conte oriental avec son architecture romanesque pour nouer les fils d'une trame narrative pleine de suspense.

Un pur plaisir de lecture auquel je me suis adonnée avec délices ! Et vous, succomberez-vous ? 


Pierre Jarawan à Paris, le 31 janvier dernier



vendredi 21 février 2020

Love me tender

Constance Debré

Flammarion, 2020



Les mots peuvent-ils faire rempart au monde ? La littérature peut-elle permettre de se forger une carapace inexpugnable ? 
C’est ce que semble avoir entrepris Constance Debré. Après avoir rompu toutes ses attaches - mari, travail, appartement - pour, quoi ? rejeter tout ce qui pouvait lui apparaître comme un diktat social afin de vivre selon ses propres valeurs ? elle a choisi de revendiquer son homosexualité et de se consacrer à l’écriture. 

Quelle est vraiment la nature de ce choix ? Tant son écriture que sa manière d’assumer et de vivre son homosexualité semblent émaner de son rejet des normes sociales et de sa volonté farouche de s’en extraire. Vivre au jour le jour, sans un sou en poche, ni toit sous lequel passer la nuit, ni relation affective stable sur lesquels se reposer, grâce auxquels souffler. Souffler ? Mais c’est justement cela qui constitue à ses yeux une aliénation, c’est cela qui l’empêche de vivre. De ces entraves, elle s’est libérée, et elle assume sans ciller les revers et la violence qu’une telle décision ne manque pas d'engendrer.

Sauf que. Sauf qu’il y a Paul. Son fils de 10 ans, que son ex va couper d’elle, sa mère. Ce lien-là aussi, il va lui falloir l'arracher, le sectionner, le cisailler. A force de courage. A coups de phrases sèches. Se contraindre à désaimer. Pour ne pas souffrir. Pour ne pas tomber en chemin. Pour pouvoir vivre comme elle l’entend. Ce texte, pour faire « dénaître » son fils.

Honnêtement, ce livre, j’y allais à reculons. Cette écriture dont je croyais avoir suffisamment entendu parler pour entrevoir les mots crus cherchant le contact direct, refusant de faire écran, cette économie de moyens visant à réduire l’effet à néant, cette recherche forcenée d’annihiler toute émotion, ce n’était pas pour moi. 

Croyais-je. 

Il faut pourtant un putain de courage pour faire ce qu’elle a fait. Car la douleur est là, contenue, domptée, dominée, muselée. Grâce à l’écriture qui lui tient lieu de logis et de raison de vivre. Avec ces mots qui se dressent comme autant de boucliers. Des mots qui laissent pourtant à de rares instants entrapercevoir les entrailles à vif. Mais des instants brefs, à peine perceptibles, car Constance ne cesse jamais de s'en remettre à la seule chose qui vaille à ses yeux : la puissance des mots et des phrases. 

Alors c’est vrai, je me suis fait violence pour entrer dans ce récit. J'ai été empoignée, harponnée, je me suis sentie malmenée. Mais à aucun moment je n’aurais pu le lâcher. LA lâcher. De toute évidence, ce style et ce texte n’ont pas vocation à séduire. Ce sont leur force et leur puissance rares qui en font tout le prix.


Pour ceux que ça intéresse, Constance Debré sera jeudi 27 février à la librairie La Manoeuvre, 58 rue de la Roquette, à Paris.

mardi 18 février 2020

Une machine comme moi

Ian McEwan

Gallimard 2020


Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon


Et si Alan Turing, le célèbre mathématicien qui déjoua le cryptage des codes allemands pendant la Seconde Guerre mondiale ne s’était pas donné la mort en 1954 ? Et si ce génie des chiffres avait poursuivi ses recherches, contribuant à accélérer drastiquement les progrès de l’intelligence artificielle en Grande Bretagne ? Alors, dès les années 1980, sous l’ère Thatcher, tandis que la guerre des Malouines divisait l’opinion et que la question de la sortie de l’Union européenne faisait son apparition, les plus fortunés parmi les citoyens anglais auraient pu s’offrir un androïde. Voilà le tableau imaginé par Ian McEwan.

Ce n’est pas que Charlie soit richissime, d’ailleurs. Mais il a hérité d’une somme rondelette qu’il choisit de consacrer à l’achat de l’un des quelque cinquante Adam et Eve qui viennent d’être mis sur le marché. Ce robot ayant toutes les apparences humaines va venir prendre place au sein du foyer que Charlie est en train de fonder avec sa charmante voisine Miranda dont il est fraîchement tombé amoureux.

Une fois les principales options de réglage établies pour la mise en route, Adam apprend évidemment très, très vite. Bien sûr, il sait faire instantanément de savants calculs et il est capable d’aller rechercher la moindre information sur n’importe quelle question. Mais, et c’est plus inattendu, il se met à composer des poésies, des haïkus plus ou moins heureux. Il faut dire qu’Adam est tombé amoureux. De Miranda. 

Non, McEwan ne se contente pas, vous vous en doutez bien, de réinventer le vaudeville à la sauce numérique ! Cette situation inédite est l’occasion d’interroger l’infléchissement que pourraient connaître nos existences à mesure que l’intelligence artificielle y prendra une place croissante. En premier lieu : qu’adviendra-t-il le jour où plus aucun humain ne travaillera parce que toutes les tâches - aussi bien mécaniques qu’intellectuelles - auront été confiées à des robots ? Et quel sera alors le sens de nos vies lorsque le travail n’en sera plus le but ? A quoi occuperons-nous notre temps ? 
Mais surtout, comment ces machines, créées pour interagir avec les humains pourront-elles le faire, alors que leur pure logique fondée sur un système binaire (le bien versus le mal, la vérité versus le mensonge) se heurtera à tous nos petits arrangements ? Et nous-mêmes, face à leurs implacables raisonnements, ne serons-nous pas alors confrontés à de cruels dilemmes, sommés de résoudre nos contradictions ?

A travers les fils d’une intrigue très savamment tissée, en choisissant de nous installer dans un passé récent et familier qu’il distord plutôt que dans un futur plus ou moins aléatoire, Ian McEwan nous tend un miroir pas si déformant que cela... Un miroir sans concession dans lequel nous nous observons pourtant avec un réel plaisir, tant sa finesse et son talent de conteur sont remarquables.


Allez donc voir aussi ce disent Nicole et Kathel de ce roman... Elles sont inconditionnelles de l'auteur!

samedi 15 février 2020

Noir de soleil

Grégory Rateau

Maurice Nadeau, 2020



Lorsque Arthur atterrit à Beyrouth avec sa petite amie Ana, il est loin d’imaginer ce qui l’attend. Venu pour tourner un film, le tout jeune homme va se trouver confronté à une série de difficultés auxquelles il n’était pas préparé. Cette ville à la tonalité crépusculaire, qui porte encore bien visibles les traces du conflit qui l’a déchirée, où règne la débrouille et où les relations entre les individus restent régies par des codes très précis qu’il faut posséder, va lui imposer une série d’épreuves qui vont non seulement le contraindre à repenser l’oeuvre qu’il s’apprête à réaliser, mais aussi et surtout le conduire à se remettre en question.

Loin de ses repères habituels, Arthur a le sentiment que tout lui échappe. En premier lieu Ana, qui lui reproche son manque de maturité, et plus largement sa vie, dont il a le plus grand mal à tenir les rênes, plus préoccupé qu’il est par la satisfaction immédiate de ses désirs, qu’il s’agisse de fumer une cigarette ou de faire l’amour avec la jeune femme, que d’envisager l’avenir.

C’est donc le voyage initiatique de ce jeune homme que nous sommes invités à suivre, un parcours qui se teinte des sombres lueurs d’un Beyrouth terrassé par la chaleur. Il se dégage de ce texte une atmosphère particulière, et il faut sans doute accepter de se laisser guider par les pensées d’Arthur si l’on veut l’apprécier. Des pensées fluctuantes, confinant au ressassement parfois irritant d’un être en devenir peinant à se définir et à trouver sa voie, un être qui se trouve à cet instant précis où, au sortir de l’adolescence, il faut définitivement quitter l’enfance pour faire face désormais à ses responsabilités, assumer les conséquences de ses actes et devenir adulte.

dimanche 9 février 2020

Papa


Régis Jauffret

Le Seuil, 2020



Ecrire sur son père est sans doute l’un des exercices les plus difficiles qui soient. Trouver la bonne distance, le ton juste, ne sombrer ni dans l’hagiographie et la mièvrerie ni dans l’aigreur et le ressentiment selon le cas... 
D’après ses dires, Régis Jauffret n’aurait jamais imaginé faire du sien le sujet de l’un de ses romans. De père, il n’a pas le sentiment d’avoir jamais eu. Tout juste n’eut-il que «quelques miettes, une pincée de papa». Non que celui-ci eût quitté le foyer, abandonnant femme et enfant sans jamais se retourner ; non qu’il lui eût refusé son amour et se fût comporté avec cruauté à son égard. Mais atteint d’une surdité croissante qui se doubla d’une dépression, l’homme s’était peu à peu enfermé dans un silence et un isolement qui le rendaient inaccessible et qui priva à jamais l’enfant de toute possibilité de l’admirer. Ce n’est donc peut-être pas tant d’un père que le narrateur a manqué que d’une image idéalisée de celui-ci, de cette image que tout individu a besoin de se construire pour mieux pouvoir la briser au moment de prendre son envol.

Ce sont quelques brèves secondes d’un documentaire qu’il est en train de regarder à la télévision qui entraînent l’auteur dans cette improbable entreprise. Car c’est bien son père qu’il reconnaît au sortir d’un immeuble marseillais de la rue Marius-Jauffret, menotté, encadré de deux gestapistes, les traits déformés par la terreur. Bien que né après guerre, il n’a jamais entendu parlé d’un tel épisode le concernant. Et personne dans la famille ne semble plus informé. 
Ce père en retrait, ce père si ténu serait-il un héros de la Résistance ? Aurait-il au contraire dû une libération rapide à des révélations qu’il aurait faites sous la torture ? Evidemment, la première supposition serait préférable à la seconde. Mais, le cas échéant, pourrait-on vraiment lui en vouloir de n’avoir pas su encaisser la douleur ? Au moins y aurait-il une histoire, quelque chose qui donne une substance à ce père disparu depuis plus de trente ans.

L’auteur émet des hypothèses, convoque ses maigres souvenirs et, au besoin, en invente. Peu à peu, au fil des pages, l’écrivain façonne de ses mots les contours d’un père qui s’était toujours dérobé à lui, jusqu’à pouvoir, enfin, écrire ce mot qu’il n’avait jamais pu prononcer : Papa.

Le texte est intéressant, et la démarche ne l’est pas moins. J’aimerais pouvoir dire que ce livre m’a touchée. Peut-être parce que c’est la pâte de l’écrivain (mais je ne saurais l’affirmer puisque c’est la première fois que je le lisais), peut-être parce que les mots ne suffisent pas toujours à réduire la distance qui s’installe entre les êtres, j’ai trouvé ce texte très froid, trop cérébral pour laisser place à une quelconque émotion. Sans doute était-ce la volonté de l’écrivain. Mais la lectrice que je suis aurait aimé pouvoir éprouver un tout petit peu d’empathie...

dimanche 2 février 2020

Domovoï


Julie Moulin

Alma, 2019



Pour protéger leur foyer, les Russes comptent sur leur Domovoï dont ils respectent scrupuleusement les exigences. C’est que, s’ils y manquaient, cet esprit risquerait de leur jouer de bien mauvais tours...
La mère de Clarisse, la narratrice, qui avait au lendemain de la chute du Mur choisi la Russie pour pays d’adoption, n’avait pas omis de se faire accompagner du sien lorsqu’elle était revenue en France. 
Après sa disparition tragique dans un accident survenu dix ans plus tôt, celui-ci continue de hanter les pensées de Clarisse. Désormais étudiante, en quête de sa propre voie, elle ressent le besoin de mieux comprendre qui était sa mère et d’où venait sa fascination pour ce pays. Elle se met donc en tête d’effectuer son stage d’études à Moscou pour suivre ses traces...

A partir de cette situation, Julie Moulin construit une trame narrative en alternant les chapitres revenant sur l’itinéraire de la mère et sur celui de la fille, qu’un peu plus de vingt années séparent. Evidemment, les fils de chacun des deux récits vont peu à peu se resserrer pour finir par s’entremêler et donner ainsi à Clarisse les clés de l’existence de sa mère.
Au-delà de l’intrigue, tout l’intérêt de ce roman réside dans le portrait qui est fait de la Russie et de ses habitants que l’histoire récente a profondément bouleversés. Ce choix permet d’opérer des rapprochements et de souligner ainsi les effets des revirements et les évolutions qu’ils n’en finissent par de connaître. 
Si l’on reste un peu en surface des choses, il n’en reste pas moins que ce texte offre une peinture sensible et dresse un état des lieux sans doute assez juste, rendant plutôt plaisante la lecture de ce roman.