mercredi 23 janvier 2019

Dans l’ombre du brasier


Hervé Le Corre

Rivages/Noir, 2019



Sait-on qu’il y a 150 ans à peine - ce n’est pas si vieux -, Paris fut le théâtre de scènes infernales ? Sait-on que les eaux charriées par la Seine furent rouges du sang de milliers de morts ? Que durant plusieurs jours, les incendies et la fumée qui s’en dégageait empêchèrent d'apercevoir le ciel ?
Il est à craindre que non. La Commune de Paris est tout au plus une date perdue entre les soubresauts révolutionnaires du XIXe siècle et l’effroyable carnage qui ouvrit le siècle suivant. Ce soulèvement, cette tentative des plus déshérités de construire une société où chacun aurait sa place, est absent des programmes scolaires. 

Reste la littérature. On peut naturellement (re)lire Jules Vallès, le grand écrivain qui prit part à l’événement. Mais il arrive aussi qu’un auteur contemporain s’en empare. Michèle Audin a ainsi récemment écrit un récit qui plongeait le lecteur dans l’ambiance très particulière des quelques semaines où fleurirent dans la capitale l’espérance et le souffle de la liberté. Hervé Le Corre, fidèle au genre par lequel il s’est fait connaître, propose en cette rentrée littéraire un roman policier dont l’intrigue se situe dans les tout derniers jours de la Commune, ceux auxquels l’Histoire a tout de suite donné le nom de "Semaine sanglante". 



Rue de Rivoli
Il imagine des personnages profitant du chaos pour assouvir en toute impunité leurs perversions et s’enrichir au passage. Exploitant une technique nouvelle permettant de réaliser des images reproduisant fidèlement la réalité, un homme et son acolyte ont pris l’habitude de fréquenter les lupanars pour fixer sur le papier prostituées et riches clients - qui prenaient soin de se masquer -, ravis de pimenter ainsi leurs exploits sexuels. Mais pourquoi se contenter de choisir ses modèles parmi des professionnelles blasées quand on peut saisir l’effroi et la pudeur offensée en enlevant des jeunes filles que personne ne sera en mesure de rechercher ?

Alors que Paris est à feu et à sang, Antoine Roques, promu commissaire par un comité d’arrondissement, tente de mener l’enquête sur ces mystérieuses disparitions, tandis que sur les barricades Nicolas Bellec s’inquiète d’être sans nouvelles de sa tendre Caroline... 

Hervé Le Corre restitue parfaitement le climat de violence de ces journées. Il nous entraîne dans ces rues de Paris dont les noms nous sont familiers et qui résonnaient alors du vacarme assourdissant des coups de canon. Il évoque l’état d’esprit de part et d’autre, d’un côté le sentiment de plus en plus aigu d’une défaite inéluctable, et la volonté pourtant de combattre avec toute l’énergie du désespoir, quitte à perdre la vie plutôt que son idéal ; de l’autre, la haine pour la canaille qui avait cru pouvoir renverser l’ordre des choses.
Le roman avance crescendo dans ce déferlement de violence, et les dernières dizaines de pages, qui correspondent aux dernières journées de cette folie meurtrière, deviennent totalement oppressantes. Le bruit incessant des cris et des explosions, les odeurs de crasse, de sueur et de peur, la couleur sale de l’aube mêlée de poussière, assaillent le lecteur ainsi littéralement entraîné sur le théâtre des opérations.  
Telle est la force de la littérature que de nous donner à voir et à vivre un événement, de nous permettre d'en saisir les tenants et aboutissants mieux que n'importe quel essai ou n'importe quel discours.

Maximilien Luce, Une rue de Paris en mai 1871


Vous pouvez rencontrer l'auteur à la librairie L'Arbre à lettres mercredi 23 janvier à partir de 19 heures



10 commentaires:

  1. C'est une période fascinante (enfin, l'adjectif n'est pas forcément juste, j'imagine que ce devait être terrible) et je suis très tentée par ce roman. Pour avoir déjà lu l'auteur (Après la guerre) je me doute que la violence ne doit pas être trop édulcorée...

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    1. Effectivement, si la période t'intéresse, ça vaut vraiment le coup de le lire.

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  2. Les dernières pages sont d'un réalisme incroyable, c'est vrai. Et j'aime le regard de Le Corre sur cette période, bien plus désespéré que celui de Vautrin par exemple.

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    1. Justement Hervé Le Corre a parlé de Vautrin hier, à L'Arbre à lettres, disant l'admiration qu'il a pour lui (et il a beaucoup aimé Le cri du peuple), mais il a dit aussi combien leurs caractères étaient opposés, l'un étant visiblement beaucoup plus optimiste que l'autre !
      En ce qui me concerne, j'avoue n'avoir pas conservé beaucoup de souvenirs de ma lecture du Cri du peuple de Vautrin (qui remonte pas mal, il est vrai...)

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  3. Jérôme et toi, êtes très convaincants. Si je le trouve à la bibliothèque, il se peut que je le lise, alors qu'à priori, ce n'est pas le genre de littérature que j'aime d'habitude.

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    1. Si c'est l'aspect policier qui te rebute, personnellement je l'ai lu davantage comme un roman historique que comme un polar. Certes il y a une intrigue criminelle qui sert de fil conducteur au roman, mais c'est néanmoins le contexte historique qui domine. Si celui-ci t'intéresse, n'hésite pas.

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  4. C'est vrai que c'est une période dont on entend peu parler... Of course, ça m'intéresse.

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  5. Bonjour et merci pour cette chronique ! Je viens juste d'achever ce roman et il a réussi à me transporter pendant la Semaine sanglante. On sent que l'auteur a réalisé un important travail de recherche historique qui lui permet d’offrir un décor apocalyptique au développement d’une intrigue tout aussi efficace. J’en sors un peu groggy et surtout très ému. Un grand moment de lecture !

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    1. Ah ! Merci pour ce beau et enthousiaste retour de lecture ! Effectivement, l'auteur a, je crois, soigné sa documentation. Et il est important de rappeler certains événements historiques que l'on a tendance à vouloir oublier...

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