dimanche 31 mai 2015

Ostende 1936


Volker Weidermann

Piranha, 2015


Traduit de l’allemand par Frédéric Joly




Une plongée parmi les intellectuels allemands à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Ostende, une ville à laquelle j’accorde un intérêt un peu particulier : une ville quasi mythique dans la famille de mon cher-et-tendre. Pour moi, que les souvenirs d’enfance ramènent davantage vers la garrigue provençale et qui n’aime rien tant que la chaleur et la lumière dorée des fins d’après-midi méditerranéennes, l’attrait pour cette station balnéaire ayant subi de lourds dommages durant la Seconde Guerre mondiale reste un peu difficile à appréhender... Aussi ce titre m’a-t-il aussitôt attirée. Allais-je enfin entrer dans cette Ostende que l’on m’a décrite, la patrie des peintres Ensor et Spilliaert, le rendez-vous à la mode des artistes et des intellectuels de la première partie du XXe siècle ?

En cet été 1936, Stefan Zweig choisit de rejoindre la célèbre station balnéaire belge qu’il connaît déjà et qui reste pour lui synonyme de bonheur. Il y retrouve son ami Joseph Roth, qui, contrairement à lui, est financièrement démuni. L’admiration qu’ils se vouent mutuellement est le ciment de cette amitié qui ne manque pas de surprendre, tant les deux hommes sont à l’opposé l’un de l’autre.
Alors que la peste brune s’impose en Allemagne, de nombreux intellectuels voient leurs oeuvres interdites de publication et fuient leur pays. En cette période estivale, ils se retrouvent dans les cafés où règne encore une certaine douceur de vivre, essayant de renouer avec la légèreté, de croire que le pire ne va pas advenir. Ils établissent des contacts pour être publiés à l’étranger, en Amérique notamment. Ils s’efforcent de continuer à vivre et à créer, sachant pertinemment que l’Europe court à sa perte. 

Volker Weidermann dépeint l’atmosphère délétère des années d’avant-guerre. Il montre l’inquiétude grandissante face à la tyrannie que les artistes sont les premiers à subir par l’interdiction, voire la destruction de leurs créations. 
Quant à la ville d’Ostende, on en perçoit un peu de la splendeur passée. Mais le chapitre final vient nous rappeler ce qu’elle est aujourd’hui devenue, une ville qui a perdu les traces de son histoire, à l’aspect un peu fantomatique, sur laquelle plane encore cependant la mémoire de l’étonnant James Ensor.  

lundi 25 mai 2015

La Triomphante

Teresa Cremisi

Equateurs, 2015


☀ 

Un beau portrait de femme, servi par une écriture élégante et sincère.

La couverture est à l’image du texte que l’on découvre. Une femme se retourne sur son passé et fait l’examen de son parcours, riche de métissage culturel. C’est une femme sereine, que les aléas de la vie semblent n’avoir pu ébranler. Une femme qui sut accueillir les déracinements tant personnel que professionnel comme des expériences bénéfiques, une femme qui sut trouver sa place en toutes circonstances.
Il ressort de ce livre une sorte de nostalgie heureuse. Il en émane une force qui n’est pas celle des puissants, sûrs de leur pouvoir. L’héroïne sait au contraire reconnaître ses points faibles et s’en servir, d’où son aisance et sa faculté à se faire accepter par son entourage, y compris, dans un contexte professionnel, lorsqu’elle se retrouve à des postes auxquels ses compétences ne la destinaient pas de manière évidente.

Ce portrait séduit par sa délicatesse et sa sincérité. C’est celui d’une femme qui sut s’imposer dans un milieu d’hommes et dans des mondes qui lui étaient étrangers. C’est enfin celui d’une femme libre, refusant d’être limitée aux prérogatives de son sexe.

Je ne sais pas quelle est la part autobiographique de ce livre, mais on a le sentiment que l’auteur y a mis une grande part d’elle-même. Et lorsqu’on sait qu’elle a été à la tête de grandes maisons d’édition, on se dit que de nombreux dirigeants, quel que soit leur domaine d’activité, feraient bien de s’inspirer de l’humilité et de l’humanité qui sont exprimées ici. Ils auraient tout à y gagner.

dimanche 17 mai 2015

Tentative d'évasion


Miguel Angel Hernandez

Le Seuil, 2015


Traduit de l'espagnol par Brigitte Jensen


Un roman jubilatoire où le fond et la forme se conjuguent pour nous inviter à réfléchir sur la création, tant artistique que littéraire. 

Etonnant livre que celui-ci, qui s’interroge sur la création et son rapport au réel en se jouant des codes de la fiction.
L’art contemporain est au centre de ce roman; son héros, Marcos, est un jeune étudiant  espagnol en histoire de l’art qui va se trouver au contact de Jacobo Montes, un artiste renommé à l’aura sulfureuse.
Lorsque s’ouvre le livre, Marcos se trouve à Beaubourg, devant une œuvre de Montes à laquelle il a contribué plusieurs années auparavant. Terriblement énigmatique, cette installation le replonge dans les affres qu’il avait alors connues. Elle supposait en effet la participation volontaire d’un individu choisi parmi les êtres les plus démunis et les plus fragilisés de la société : les immigrés clandestins. L’artiste «engagé» prétendait mettre en lumière l’absence de limite à ce que l’on est réduit à accepter pour survivre.
Montes demanda alors à un clandestin de s’enfermer dans une caisse pendant une semaine, sans rien à boire ni à manger, avec un orifice juste assez grand pour ne pas le priver d’oxygène, mais suffisamment étroit pour provoquer inconfort et malaise. Bien entendu, il ne sera pas autorisé à sortir pour faire ses besoins...  
Chaque jour d’enfermement permettra au jeune homme d’empocher une somme de plus en plus importante, jusqu’à toucher le « jackpot » de 6 000 euros, au terme d’une semaine de cet avilissement volontaire. Le tout étant en permanence filmé.
Si Marcos est d’abord flatté d’avoir été choisi pour assister l’artiste, il est saisi d’effroi devant les conditions de la réalisation de l’œuvre. Au final, le dispositif imaginé par l’artiste suggère inévitablement à l’observateur que le jeune homme a perdu la vie dans l’acceptation de cet intolérable marché. Qu’en est-il vraiment ? Cette question ne cessera de tarauder Marcos, tandis que Montes pose une autre question : quelle différence entre la proposition qu’il a faite au jeune clandestin - accepter des conditions inhumaines et précaires contre de l’argent, et celles qui lui sont faites dans «la vraie vie» ? 

Ce que l’on perçoit et le raisonnement qui en découle ont-ils force de vérité ? L’art est-il un miroir de la société ? A-t-il pour vocation de reproduire le réel ? Ou bien produit-il du réel ?  L’art est-il et doit-il être moral ? L’évolution ultime de l’art conceptuel peut-il mener à la disparition de l’œuvre, sa concrétisation devenant une formalité superfétatoire ? Et au bout du compte, quel est le rapport entre l’art et la vie réelle ? Telles sont les passionnantes questions que soulève ce roman.

Mais là où elles prennent toute leur saveur et où le trouble saisit vraiment le lecteur, c’est lorsque Marcos, cherchant à analyser cette expérience, renonce à écrire un essai qui serait pourtant le prolongement logique de son parcours d’étudiant, pour envisager d’écrire un roman, seul moyen selon lui de prendre le recul nécessaire pour appréhender ce qu’il a vécu. Le narrateur, par un effet de réflexivité, endosse alors le rôle d’auteur, celui du livre que nous sommes précisément en train de lire...
Lorsqu’on sait que Miguel Angel Hernandez est lui-même un jeune critique d’art et professeur d’art contemporain, le trouble ne fait que s’accroître : quel lien entre lui-même et le narrateur de la fiction que nous tenons entre les mains ? Où commence la création artistique ? Où se place la frontière entre fiction et réalité ? L’effet est tout à fait jubilatoire. 
Je ne vous révélerai rien des remerciements placés, de manière très classique, au terme de l’ouvrage. Mais sachez qu’ils revêtent un intérêt inhabituel !

En nous plongeant dans l’univers hermétique et dérangeant des performances artistiques et en jouant avec son lecteur, Hernandez nous fait vivre une expérience tout à fait déconcertante qui fait de ce roman une sorte de performance littéraire. J’ai adoré ! 


Découvrez une citation du livre


jeudi 14 mai 2015

Manuel El Negro

David Fauquemberg

10-18, 2015


Un texte vibrant d'émotion qui bat au rythme du flamenco.

Vous aimez le flamenco ? Vous adorerez ce livre !
Et même si vous n’êtes pas familier du genre, vous serez sensible à l’intensité de ce texte et à l’émotion qui s’en dégage.
Car c’est une véritable ode à cette forme musicale qu’à écrite David Fauquemberg, avec ce texte flamboyant de poésie.
Le flamenco, c’est avant tout une culture, un art de vivre et, surtout, l’expression d’émotions brut, spontanées et dénuées d’artifices.
Par ses mots, l’auteur nous dévoile l’essence de cette forme si singulière de création et parvient à restituer l’envoûtante atmosphère qui naissent de ces chants.

A travers le parcours imaginaire de deux flamencos, Manuel et Melchior, l’un cantaor et l’autre tocaor - guitariste -, unis par les liens puissants et inconditionnels de l’amitié, on saisit l’âme de ce chant profond. On les suit de leur rencontre sur les bancs de l’école au crépuscule de leur vie. A mesure que grandit leur succès, on les accompagne des villages les plus reculés d’Andalousie à Madrid, puis de l’Espagne à New York et dans les plus grandes capitales mondiales.
Car ces deux-là ont le feu sacré. Ensemble, dans une symbiose parfaite, ils portent leur art à des sommets inégalés. Le public, insatiable, les acclame. Manuel et Melchior jouent des nuits entières, se donnant entièrement, sans réserve. Et comme ils ont la chance d’être arrivés à une époque où, après Franco, le flamenco put sortir du cercle étroit des barios de Séville, de Cordoue ou de Jerez pour se faire connaître dans le monde entier, ils ne s’accordent aucun répit.

Dans le sillage d’Antonio Gades et de Paco de Lucia, nombreux furent ceux qui profitèrent de cet engouement. Les plus grands artistes côtoyaient les pâles interprètes qui se jetaient dans ce qui était devenu une carrière. Les tournées, les enregistrements de disques, les cachets confortables faillirent bien avoir la peau de cet art ancré dans une terre et chantant les aspects les plus simples de l’existence - l’amour, la mort, la douleur, la joie de vivre, l’amitié, le bonheur d’être ensemble, la beauté.
Mais que peut-il bien advenir de l’émotion originelle et de la sincérité lorsqu’on doit chanter et jouer sur commande, tous les soirs, inlassablement ?

Le grand Manuel faillit bien s’y perdre, qui se mit à chercher dans l’alcool, dans la drogue, dans les plaisirs éphémères les émotions dont l’éloignement de sa terre, de des amis et de sa famille l’avait coupé. Le public, celui des aficionados, ne s’y trompa pas et tourna le dos à celui qui s’était égaré. Ce n’est qu’au prix d’un retour à ses racines que Manuel pourrait, peut-être, retrouver sa voix, son identité et son incomparable talent...



Découvrez le très beau billet de Julien Delmaire, chroniqueur pour France Ô

Ecoutez l'auteur parler de son livre dans un entretien accordé à la librairie Mollat

Et surtout, écoutez et regardez du flamenco :
Un extrait du somptueux Vengo de Tony Gatlif
Un pur instant de flamenco filmé par TVE




vendredi 8 mai 2015

Elle


Harriet Lane

Plon, 2015


Traduit de l'anglais par Séverine Quelet



Une écriture délicate au service d'une tension dramatique savamment orchestrée.

Appartenant à un registre qui n’a pas d’emblée toutes mes faveurs, celui d’une littérature intimiste explorant les relations tortueuses entre deux individus, ce livre a cependant  su me séduire. 

Par son procédé narratif, tout d’abord. Evoquant des liens entre deux femmes, dont on ne connaît pas la nature, l’auteur nous fait pénétrer par petites touches dans leurs univers respectifs. On découvre dès la première page qu’elles se sont connues bien longtemps auparavant. Le hasard met Emma sur la route de Nina, qui la reconnaît immédiatement. Si la réciproque n’est pas vraie, cette rencontre fortuite produit chez Nina un véritable choc,  qui va la conduire à tout faire pour entrer dans la vie d’Emma.
Au vu des moyens qu’elle utilise, on comprend très vite que Nina ne recule devant rien pour atteindre ses objectifs. Mais quels sont-ils précisément ? Que cherche-t-elle ? Et que s’est-il passé pour que Nina soit aussi bouleversée par la réapparition d’Emma ? 
Le talent de l’auteur consiste à ne pas répondre de manière nette à ces questions. Elle installe une atmosphère qui plonge le lecteur dans un malaise diffus. Jusqu’au dernier moment, on n’arrive pas vraiment à savoir si Nina est mentalement déséquilibrée ou non, si elle est capable du pire ou si elle joue un jeu pervers dont elle maîtrise les limites, ni quelle est l’ampleur du choc dont elle aurait été autrefois la victime.

Chaque scène est racontée à deux reprises, du point de vue de Nina d’une part et de celui d’Emma d’autre part, ce qui permet au lecteur d’entrer dans la psychologie de chacun des personnages et de percevoir peu à peu la tension qui s’installe. L’auteur progresse par petites touches, tout en nuances.  

C’est précisément cette subtilité que j’ai appréciée dans ce roman, qui se distingue ainsi  des autres productions de cette littérature de genre, et qui se lit d’une traite.


samedi 2 mai 2015

Bilqiss


Saphia Azzeddine

Stock, 2015

☀ ☀

Un texte lumineux, d'une rare intensité. Un très beau roman. 

Quel magnifique portrait de femme ! 
Insoumise, intelligente et belle sont les qualificatifs qui définissent sans doute le mieux le personnage de Bilqiss. Sa force de caractère et son sens de la répartie lui confèrent une puissante aura. 
Mais Bilqiss vit sous le joug d’une république islamiste. Et pour les hommes de son pays, ces qualités sont autant de défauts qu’il importe de lui faire ravaler. Celle qui n’a plus aucun statut depuis qu’elle est veuve, sans enfants ni parents, celle qui porte un bracelet de cheville, celle qui lit de la poésie, celle qui laisse apercevoir une mèche de ses cheveux, celle encore qui s’est un jour laissée photographier par un étranger, celle enfin qui a osé prendre la place du muezzin - alors qu’il était ivre mort - pour appeler de façon très personnelle à la prière, celle-ci doit évidemment mourir - et dans la souffrance.

Le roman relate le procès ubuesque de cette femme magnifique qui, dans un autre contexte, serait peut-être une femme ordinaire. On découvre sous la plume de Saphia Azzeddine  un monde de bêtise et de cruauté. Et même avec ce que l’on sait des talibans et autres mollahs, la litanie des crimes qui lui sont reprochés est hallucinante. 

Mais là où le roman de Saphia Azzeddine tire sa force, c’est qu’il ne se contente pas de pointer l’horreur et l’absurdité de ces extrémistes religieux. Elle ne fait pas de ses héros de simples victimes inspirant un sentiment de pitié. 
Les femmes, et en particulier Bilqiss, ne se laissent pas réduire à l’asservissement, comme on pourrait le croire. Sous la burqa et sous la domination masculine, pleinement conscientes de l’effroyable régression de leur société, elles résistent. Evidemment cette résistance prend des accents parfois ténus, souvent tragiques. Mais elle est là. Et c’est bien elle qui, depuis les tréfonds de l’obscurantisme, redonne un espoir à travers la lecture de ce roman.
Et puis il y a les hommes, le juge en tête, qui paraissent ici plus faibles que les femmes. Faibles dans leur incapacité à résister et à s’opposer à l’omniprésence du religieux qui les opprime pourtant aussi. Faibles au point de rejeter sur les femmes la culpabilité de ce qu’ils croient être leur défaillance.
Et il y a, enfin, cette journaliste américaine qui, ayant vu des images du procès de Bilqiss sur Internet, vient pour l’interviewer et, imagine-t-elle dans son insondable candeur, peut-être la sauver.

Les voix de Bilqiss, de son juge et de Leandra l’Américaine s’entremêlent pour apporter différents éclairages sur ce qui est en train de se passer. 
Ce que Saphia Azzeddine peint avec brio c’est la manière dont les sentiments persistent malgré la chape du religieux, ce sont les petits arrangements, c’est le regard bien-pensant porté sur cette société par les Occidentaux. 

Mais surtout, elle pourfend l’obscurité et l’obscurantisme.
De la très belle scène finale, en particulier, surgit de manière tout à fait inattendue la lumière. Saphia Azzeddine nous suggère que la force et la bêtise n’ont pas le dernier mot. Encore faut-il avoir le courage de les empêcher de s’imposer. Une tâche et une responsabilité qui incombent à chacun, partout.


Retrouvez Saphia Azzeddine dans un numéro tout à fait passionnant de La Grande Librairie sur France5

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Enfin, découvrez une citation du livre