Entretiens

vendredi 11 avril 2025

Suzanne Valadon sans concession

Flore Mongin et Coline Naujalis

Seghers, 2025



La rétrospective que consacre actuellement le centre Pompidou à Suzanne Valadon s’accompagne d’un documentaire visible sur Arte et d’une série de publications permettant de découvrir outre son oeuvre, la trajectoire de cette artiste qui a comme tant d’autres été éclipsée par ses confrères masculins. Excellente initiative, tant son itinéraire et sa personnalité méritent pourtant d’être mis en lumière.


C’est ce que s’attachent à faire Flore Mongin et Coline Naujalis sous la forme attrayante d’un roman graphique. Ou disons plutôt d’une biographie illustrée. Fille d’une blanchisseuse dont l’amant prit la tangente sitôt la grossesse déclarée, c’est peu de dire que celle qui s’appelait alors Marie-Clémentine n’était pas destinée à devenir peintre. Mais il suffisait que la fillette ait un morceau de charbon entre les doigts pour qu’elle se mette à dessiner. Et lorsqu’elle franchit un jour les portes du Louvre, c’est l’émerveillement ! Mais la toute jeune fille doit travailler. Après avoir exercé nombre de petits métiers, Maria, ainsi qu’elle se fait désormais appeler, devient modèle. Dans le Montmartre alors épicentre de la vie artistique parisienne, elle rencontre ainsi Renoir, Toulouse-Lautrec et bien d’autres personnalités du monde de l’art.


Belle, intelligente, charismatique, elle se fait vite une place au sein de cette société. Et si, entre deux séances de pose, elle continue de dessiner, c’est en toute discrétion. Puvis de Chavannes ne l’a-t-il pas vertement remise à sa place lorsqu’elle s’est risquée à le lui révéler ? Comment une femme, qui plus est autodidacte, pourrait-elle en effet prétendre au statut d’artiste ? Maria, en passe de devenir Suzanne, a bien intériorisé les limites qui lui sont assignées. Il faudra un petit coup de pouce du destin pour que Toulouse-Lautrec découvre ses talents et la pousse à présenter son travail à Degas, marquant ainsi le départ d’une carrière couronnée de succès.


Et pourtant, qui connaît aujourd’hui le nom de Valadon ? Les historiens de l’art n’ont pas voulu le retenir. Pire, c’est en tant que mère de Maurice Utrillo que s’est établie sa postérité, un peintre qui dut selon moi davantage son succès à la célébration d’un pittoresque montmartrois qu’à la puissance de ses qualités picturales… 


Flore Mongin et Coline Naujalis retracent la fascinante destinée d’une femme pour laquelle elles éprouvent de toute évidence attachement et admiration. Peut-être, pour dépeindre une telle personnalité, aurait-on pu attendre un texte un peu moins sage, un peu plus piquant. Mais l’essentiel est là, et l’on prend plaisir à s’arrêter sur les illustrations pour découvrir toutes les facettes d’une femme libre et déterminée. 


Quant à l’hommage que lui rend le centre Pompidou, l’affluence qu’il suscite témoigne du regain d’intérêt du public à son égard. Ma réservation est prise, mais il va me falloir patienter encore quelques jours avant de pouvoir enfin admirer ses oeuvres. L’éblouissement sera-t-il au rendez-vous…? Je l’espère !


lundi 7 avril 2025

Légitime démence

Laurent Philipparie
Actes Sud, 2025



Entre la commandante Catherine Novac et le capitaine Thierry Bar, on ne peut pas dire que ce soit le grand amour. A la veille de son départ en retraite, celui que Novac considère comme « le roi des emmerdeurs » lui donne encore du fil à retordre : en dépit des ordres qu’elle a formulés, Bar a entraîné ses hommes sur le théâtre de l’opération commando que s’apprêtent à mener les Servants de Gaïa, un groupe écoterroriste extrêmement actif. Furieuse, elle se rend à son tour sur place pour tenter de les intercepter avant que n’arrive un incident, voire une bavure. En vain. Le chef du mouvement périra dissous dans une cuve de soude de l’usine de savonnerie qu’il entendait saboter. Et lorsque Novac tente de mettre son subalterne devant ses responsabilités, celui-ci ne trouve rien d’autre à faire que de la décapiter avant de prendre la fuite…


Comme vous le voyez, ce polar démarre sur les chapeaux de roue et, jusqu’à la dernière ligne, ne se départit pas de ce rythme nerveux ménageant au passage de nombreux coups de théâtre. C’est dans un univers assez méconnu (me semble-t-il) qu’il nous plonge, celui de groupes de défense de l’environnement dans ses composantes les plus radicales et les plus violentes. Ceux pour lesquels la protection de l’espèce animale ou la préservation des ressources naturelles justifient une action ultraviolente pouvant aller jusqu’à l’atteinte à la vie humaine.


On est loin ici des actions de désobéissance civile ou d’occupation de sites tels que le chantier de Sainte-Soline. On a affaire dans ce roman à des fanatiques clairement présentés comme tels, des membres de groupuscules s’apparentant davantage à des sectes qu’à des mouvements ayant un fondement politique. Ceux-ci existent-il réellement ? C’est bien possible, quoique je n’en aie pas moi-même connaissance, ne m’étant pas particulièrement intéressée à la question. Le fait que l’auteur, Laurent Philipparie, soit lui-même criminologue et commandant de police, peut néanmoins inviter le croire. S’est-il en effet appuyé sur son expérience professionnelle, rappelée en quatrième de couverture, pour construire son roman ? On ne peut s’empêcher de se poser la question. 


Quoi qu’il en soit, l’auteur fait assaut de rebondissements tellement effarants, avec une multiplicité de personnages à l’identité si trouble, qu’il ne me semble pas ouvrir la porte à un amalgame entre les mouvements qu’il met en scène et ceux d’une autre nature qui font parfois la une des médias et que d’aucuns s’empressent pourtant de qualifier d’écoterroristes. Il invite en revanche à s’intéresser de plus près aux diverses formes que peut revêtir ce type d’activisme. D’un point de vue plus formel, l’auteur fait place à un remarquable sens du suspens et sait parfaitement créer la surprise. Des qualités particulièrement appréciables lorsqu’il s’agit de polar !


mardi 1 avril 2025

Toutes les vies de Théo

Nathalie Azoulai
POL, 2025


J’entretiens un rapport assez ambivalent avec les romans de Nathalie Azoulai : je trouve certains d’entre eux absolument brillants et formidables, fins, nuancés, quand d’autres me paraissent lourds d’une vision manichéenne. Aussi ai-je d’autant plus hésité à entreprendre la lecture de son dernier opus qu’il s’ancrait dans une actualité particulièrement sensible et clivante.


L’auteure relate en effet l’histoire d’un couple composé d’une femme juive, Léa, et d’un homme qui ne l’est pas, Théo, que les attaques du 7 Octobre vont faire voler en éclats. La question de l’identité juive prend alors une place centrale : si la mémoire de la Shoah pouvait jusqu’alors être perçue comme un rempart inaliénable à la résurgence massive de l’antisémitisme, et la question de l’identité juive être reléguée en arrière-fond d’une existence qui ne se fondait pas sur la primauté d’une appartenance religieuse, ces attentats rebattent les cartes. Désormais, cette question occupe tous les esprits, devient un marqueur autour duquel se polarisent les discours politiques en même temps que se multiplient les agressions antisémites. Léa, légitimement inquiète par cette évolution, met à présent la défense de cette identité au coeur de ses préoccupations. Pour Théo, cette prééminence n’est pas compréhensible : après tout, ce qui se passe en Israël et à Gaza est lointain, et il ne faudrait pas surestimer les conséquences que cela peut avoir sur eux…


On peut mettre au crédit de Nathalie Azoulai de porter notre attention sur ce qui se joue actuellement et, par le biais de la fiction, observer la manière dont les événements viennent perturber les parcours individuels. Toutefois, elle n’échappe pas selon moi au travers qui la guettait. Entre le personnage de Théo, fils d’une Allemande en proie au sentiment de culpabilité, celui de Noémie - la fille qu’il a eue avec Léa qui choisit de se faire baptiser et de suraffirmer sa foi, et l’irruption d’une belle jeune femme d’origine libanaise, les fils de son récit m’ont semblé manquer de subtilité. C’est tout à fait dommage car la première partie du roman posait parfaitement la situation. Mais les personnages s’enferrent dans des positions à mes yeux trop grossières qui finissent par priver le roman du caractère affûté qu’il aurait pu avoir.  


Reconnaissons toutefois à Nathalie Azoulai l’audace de s’être confrontée à un sujet particulièrement difficile et qui s'impose aujourd'hui à nous tous.