Entretiens

vendredi 31 mai 2024

Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans

Anne Plantagenet
Le Seuil, 2024



Juin 2022 : un journal de la presse régionale publie un entrefilet signalant la « disparition inquiétante d’une femme de 56 ans ». Cette femme, c’est une ouvrière, syndicaliste. Elle s’appelait Letizia Storti et Anne Plantagenet la connaissait. 


C’est sur un plateau de tournage qu’elle l’avait rencontrée. Celui du film En guerre de son ami Stéphane Brizé sorti en 2018. Letizia Storti y faisait de la figuration, incarnant un rôle qu’elle connaissait sur le bout des doigts puisqu’elle y jouait une déléguée syndicale en lutte contre la fermeture de son usine. Quelques années plus tard, elle apparaissait brièvement dans un autre film du réalisateur : dans Un autre monde, tourné début 2020, elle était à nouveau une salariée qui tentait de s’opposer aux décisions prises par la direction de son entreprise.


Pourtant, entre les deux, Letizia semble s’être comme éteinte, remarque l’auteure. Que ce soit à l’écran ou à travers les essais qu’elle a effectués pour les deux films, Letizia a changé, physiquement et psychiquement. Que s’est-il passé qu’Anne n’a aucunement détecté dans les sms qu’elles se sont échangés ? Que cachait Letizia derrière des mots qu’elle voulait enjoués et rassurants ?


Anne visionne attentivement les essais, regarde à nouveau les deux films, relit leurs échanges, s’entretient avec le réalisateur, mais aussi avec le fils de Letizia, et documente sa connaissance de l’usine UPSA d’Agen où cette dernière travaillait.


Elle découvre ainsi qu’après le premier tournage Letizia avait perdu son mandat d’élue du personnel. Lui était-il reproché d’avoir un instant pris la lumière ? Lors des élections professionnelles qui se sont déroulées après la sortie d’En guerre et le festival de Cannes où il était présenté en compétition, son nom a été rayé de plusieurs bulletins de vote, affectant durablement le moral de celle qui était très investie dans ses missions de défense du personnel. Puis l’usine est vendue à un groupe japonais, des réductions d’effectifs se préparent. La pression s’accentue sur les salariés, « encouragés » à partir d’eux-mêmes. C’est dans ce contexte qu’un salarié, également secrétaire du CSE de l’établissement, se suicide, mettant ouvertement en cause certains responsables de l’entreprise. Puis un autre élu fait à son tour une tentative de suicide. C’est dans ce contexte d’extrême tension que Letizia fait une chute à son domicile, entraînant une fracture du poignet qui ne lui permettra pas de reprendre son poste dans les conditions habituelles. Elle est alors affectée à une succession de services guère plus appropriés à son nouveau statut de RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé). Elle finit par être rétrogradée, ce qui n’est pas sans impact sur son salaire. 


Letizia autrefois déterminée et combative se sent déconsidérée et humiliée. Malgré les rappels de la médecine du travail, les alertes effectuées par ses collègues face aux manquements de la direction, le drame survient : Letizia fait à son tour une tentative de suicide sur son lieu de travail, dénonçant par son geste les méthodes de management toxiques.


Si la violence des conditions de travail et des stratégies des multinationales ne sont que trop connues, la manière dont Anne Plantagenet aborde le sujet est particulièrement intéressante. D’abord parce que l’histoire de Letizia permet à l’auteure d’adopter un point de vue humain. Ensuite parce que s’y ajoute un second prisme apporté par l’expérience cinématographique qui introduit une distanciation. Plus qu’un effet miroir, Letizia Storti a pu trouver dans le film résolument engagé de Stéphane Brizé une véritable caisse de résonance à tout ce qu’elle-même et ses collègues vivaient au quotidien, une manière de faire éclater au grand jour les conséquences humaines et sociales de la logique libérale à l’oeuvre dans son entreprise, à l’instar de celle qui était au coeur du scénario. Mais peut-être aussi cette forme de mise en abyme - alors même que la situation des salariés de son entreprise ne faisait que se dégrader - a-t-elle engendré un certain sentiment d’impuissance qui a pu prendre le pas sur la combativité que faisait naître celui d’injustice ? 


Grâce au dispositif mis en place par l’auteure, le lecteur bénéficie quant à lui en permanence de ce double-regard interne et externe - avec le réalisateur qui ira jusqu’à commenter dans les médias la situation d’UPSA. Il en résulte un récit aux dimensions à la fois intime et sociale, sensible et factuelle, que l’on ne trouve pas si souvent associées pour aborder ce type de question. C'est précisément ce qui, en
dépit de sa brièveté, donne à ce livre une remarquable profondeur. 



Et pour tous ceux, comme moi, que le monde du travail et son traitement dans la littérature intéressent particulièrement, je signale la recension "Lire sur le monde ouvrier & les mondes du travail" chez Ingamic pendant toute l'année 2024.



lundi 27 mai 2024

Au Bonheur des Dames

Emile Zola
Publié en 1883


Mais quel bonheur ! Non pas celui des dames, mais bien le mien, de retrouver intact celui de lire Zola comme à l’aube de mon adolescence. Pourtant, bien qu’il ait été l’un de mes auteurs préférés, je ne pense pas l’avoir relu depuis mes vingt ans… Il aura fallu cette formidable expo sur la naissance des grands magasins proposée par le musée des Arts décoratifs (qui se tient jusqu’au 13 octobre) pour que je replonge avec délices dans l’univers des Rougon-Macquart…
 

L’histoire, vous la connaissez : Denise débarque à Paris avec ses deux frères chez leur oncle qui tient un commerce d’étoffes. Sauf qu’entre le moment où ce dernier l’a invitée à le rejoindre à Paris et son arrivée, un an s’est écoulé, au cours duquel sa situation a bien changé. En face de chez lui s’est en effet installé un magasin d’un type nouveau, fondé sur des méthodes de vente révolutionnaires, ayant pour effet de capter la clientèle de tous les commerces alentour. C’est ainsi qu’au lieu d’épauler son oncle, Denise fait son entrée au Bonheur des Dames, dont elle devient l’un des nombreux rouages.


Je ne vais rien dire de neuf, mais plus d’un siècle après sa mort Zola impressionne toujours par sa maestria à mêler le romanesque à l’observation précise de son temps. Tout est dans son livre : les stratégies économiques et commerciales, la hiérarchisation des employés, la condition dans laquelle ils sont enfermés et leur système de rémunération, l’obsession du chiffre, la volonté d’expansion sans frein, l’exacerbation du désir d’achat… Avec son « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », c’est en usant d'une précision chirurgicale que Zola représente le passage d’un monde ancien au monde moderne, la transformation d’une société qui voit s’achever le déclin de l’aristocratie, laquelle cède la place à une bourgeoisie triomphante, dont la vertu cardinale s’incarne dans le fameux mot d’ordre de Guizot  « enrichissez-vous » et dont l’inévitable corollaire est la mise en place de la société de consommation, avec toutes les conséquences sociales qu’un tel système engendre. 


C’est pourquoi ses romans continuent de nous passionner : ce sont les germes de notre propre monde que nous voyons naître sous sa plume d’une stupéfiante clairvoyance, tout ce qui s’est développé, accéléré jusqu’à la nausée, jusqu’à l’épuisement de nos ressources et de nos vies.  


Sans doute, la première fois que j’ai lu Au bonheur des Dames, n’avais-je pas la conscience de tous ces enjeux et de la manière dont ce texte éclairait la connaissance du monde dans lequel je me préparais à entrer. Je crois à l’époque m'être passionnée pour l’histoire de cette jeune femme qui refusait de se laisser broyer par les serres d’un environnement d’une violence inouïe. Mais le génie de Zola se tient précisément là, dans sa capacité à nous embarquer par sa puissance romanesque. Et aujourd’hui comme hier je peux réaffirmer qu'il reste l’un des plus grands auteurs qu’il m’ait été donné de lire.

jeudi 23 mai 2024

Notre guerre civile

Judith Perrignon

Coédition Grasset-France Culture, 2023



Louise Michel a donné son nom à des établissements scolaires, des rues et même à une station du métro parisien. Et pourtant… De son vivant, c’est dans les registres de la police que l’on pouvait le lire. Déportée en Nouvelle-Calédonie pour avoir pris une part active à la Commune de Paris, elle ne cessa jamais de faire l’objet d’une surveillance étroite, de son retour en métropole en 1880 à sa mort en 1905. Ce sont les innombrables rapports rédigés aussi bien par des officiers de police que par des indicateurs et conservés par les archives que Judith Perrignon a patiemment compulsés pour restituer à celle que l’on surnommait la Vierge rouge son véritable visage, celui d’une femme habitée par un idéal de justice sociale, infatigable combattante des droits des femmes et des plus démunis.


Mais Judith Perrignon ne prétend pas écrire une biographie - il en existe sans doute déjà. Elle se propose plutôt d’offrir au lecteur un portrait vivant de cette icône révolutionnaire, et elle y parvient très bien. S’appuyant sur nombre de témoignages, elle révèle ainsi la complète abnégation de celle qui cédait constamment le peu qu’elle possédait aux miséreux qui l’entouraient, évoque ses amitiés sincères, ses talents d’écrivaine ou encore l’amour inconditionnel qu’elle vouait à sa mère. C’est d’ailleurs parce que cette dernière avait été arrêtée au cours de la Semaine sanglante que Louise Michel se rendit aux troupes versaillaises, afin de la faire libérer. 


L’auteure insiste également sur le profond attachement qu’elle conçut très tôt pour Victor Hugo, au point d'emprunter son pseudonyme, Enjolras, à l’un des personnages des Misérables. Elle entretint avec lui une correspondance nourrie et durable, et le rencontra à plusieurs reprises. C’est ce qui fit naître la rumeur selon laquelle ils eurent une relation intime. Si cela n’est absolument pas attesté, c’est pourtant ce qui est mentionné avant toute chose sur la courte notice biographique que l’on peut lire dans la station de métro qui porte son nom - provoquant, à juste titre, la colère de l’auteure ! Mais cela prouve surtout combien la figure de Louise Michel, qui connut de son vivant un si vif soutien populaire, reste cantonnée à un rôle de second plan, et atteste du peu de crédit que l’Histoire accorde encore aux femmes…


Cela seul suffirait à justifier l’entreprise de Judith Perrignon. Et si son portrait rend parfaitement justice au combat que mena cette ardente militante, je regrette simplement que la fin du récit fasse la part trop belle aux extraits de dossiers judiciaires. Ceux-ci sont certes de précieux documents historiques, mais j’aurais attendu qu’ils soient davantage transmués par le récit et non livrés comme une matière brute. Comme si l’auteure, complètement captivée par son personnage, avait fini par en oublier son projet littéraire…


vendredi 17 mai 2024

L’ami du prince

Marianne Jaeglé
L’Arpenteur, 2024


Ayant choisi l’option grec plutôt que latin lorsque j’étais au lycée, je dois bien reconnaître que je ne suis pas très familière des auteurs et de l’histoire de l’antiquité romaine. Aussi aurais-je été bien en peine de dire trois mots sur Sénèque avant la lecture du roman que Marianne Jaeglé lui consacre. Il ne lui aura cependant pas fallu plus de 250 pages pour battre mon ignorance en brèche, présenter l’homme et relater l’essentiel de sa vie, et ce avec une remarquable fluidité.


C’est pourtant sur le dernier jour de son existence que s’ouvre le roman : des soldats se présentent à son domicile pour lui transmettre un message de l’empereur. Celui-ci lui ordonne de se donner la mort. Sénèque va obtempérer, non sans d’abord mettre à profit les quelques heures qui lui restent. Il écrit ainsi une lettre à son ami Lucilius dans laquelle il retrace le parcours qui le conduit à présent au suicide.


Tout commence à son retour de Corse où il avait été exilé par Caligula. Ce dernier mort (assassiné comme il se doit), Claude lui succède et sa quatrième épouse, Agrippine, rappelle Sénèque à Rome afin qu’il devienne le précepteur de son fils Domitius (issu d’un premier lit).


Flatté - et heureux de quitter la Corse qu’il abhorre - Sénèque se présente à Agrippine à la fois reconnaissant et avide de mettre ses compétences au service de la famille impériale. Aucun doute pour lui, il s’agissait d’enseigner à Domitius les idées qu’il avait développées dans ses écrits afin de lui permettre d’adopter face à l’existence une attitude fondée sur la vertu. 


Sauf que… une fois qu’on sait que Domitius est le nom de naissance d’un certain Néron, on comprend que tout ne va pas se passer comme prévu… 


Marianne Jaeglé nous fait alors pénétrer au coeur des intrigues de pouvoir - et à l’époque on ne reculait devant aucun mariage consanguin ni aucun homicide pour s’en emparer ou le conserver - et l’on découvre les manoeuvres menées par Agrippine pour asseoir sa position et celle de son fils. Mais, bon sang ne saurait mentir, elle pâtira elle-même de ces méthodes pour le moins expéditives que Néron finira par reprendre à son compte…


Mais l’essentiel du roman n’est peut-être pas là. Ce qui est intéressant, c’est la réflexion que Sénèque mène sur lui-même, sur son aveuglement quant aux ambitions de ceux qu’il servait et surtout sur son propre appétit de reconnaissance sociale. Au crépuscule de son existence, alors qu’il n’est plus utile à ceux qu’il a contribué à installer dans les plus hautes fonctions, il ne peut que déplorer avoir fait taire ses scrupules face à ce qui ne lui semblait pas juste, avoir choisi le prestige que la fréquentation des puissants faisait rejaillir sur lui, avoir mis ses convictions profondes en sourdine, bref s’être arrangé avec sa conscience plutôt que d’avoir rigoureusement suivi ses principes.


En un mot, si ce texte nous intéresse aujourd’hui c’est qu’il parle du pouvoir, de l’attrait qu’il suscite, des compromissions, petites ou grandes, qu’il génère, de l’attitude que l’on adopte face à lui. Les questions qui se sont imposées à Sénèque ont traversé les siècles et se posent aujourd’hui encore dans des termes comparables. Ce récit dont les personnages et les événements nous viennent tout droit de l’Antiquité reste hélas d’une banale actualité. 


mardi 14 mai 2024

Les garçons de la rue Pál

Ferenc Molnár
Tristram, 2024

Traduit du hongrois par Sophie Képès



C’est sa couverture qui a attiré mon regard vers ce livre. Ces gamins espiègles, tout droits sortis d’une autre époque, devaient me rappeler ces figures d’enfants issues de récits du XIXe siècle - pourtant pas toujours roses. De fait, si la traduction du roman de Ferenc Molnár est nouvelle, le texte original a quant à lui été publié en Hongrie dès 1906 sous forme de feuilleton, puis en 1907 en volume. 


Il relate la guerre que se livrent deux bandes rivales, l’une voulant s’octroyer la jouissance d’un terrain vague servant de terrain de jeu à l’autre. C’est sans doute ce qui explique qu’il y règne une atmosphère un peu désuète, qui n’est pas sans rappeler La guerre des boutons (du moins dans l’antique souvenir que j’ai du film). Ainsi les garçons de la rue Pál s’organisent-ils selon une hiérarchie bien établie - où les chefs se révèlent bien plus nombreux que les simples soldats, se résumant au seul Nemecsek et à un chien bien peu féroce. Dans l’attente fébrile du combat décisif, qui constituera le point d’orgue du roman, ils organisent leur plan de bataille. Comme dans toute guerre, loyauté, obéissance, espionnage et trahison régissent toute action et vont venir recomposer les stratégies jusqu’à l’assaut final.  


Si ce texte peuplé d’enfants bien souvent touchants ne manque pas de charme, son intérêt dépasse la simple chronique d’une enfance hongroise au début du XXe siècle. En dépeignant la rivalité entre de jeunes adolescents, l’auteur ne fait rien d’autre qu’évoquer les conflits opposant les hommes depuis des temps immémoriaux : les ressorts n’en sont guère différents, mais apparaissent ainsi dans toute leur absurdité. Un texte à mettre entre toutes les mains, en somme !

vendredi 10 mai 2024

Filles du ciel

Michel Moutot
Le Seuil, 2024


Janvier 1885. Philibert Boucher, un colosse au geste précis, dévisse des plaques de cuivre. Avec ses camarades de chantier, il démonte l’armature de la statue de la Liberté, cadeau du peuple français au peuple américain, qui va traverser l’Atlantique « en kit » avant d’être remontée à New York. Nous voici donc repartis dans le pays de prédilection de Michel Moutot qui nous a déjà conté l’édification des gratte-ciel new-yorkais par les Indiens mohawks, de la route californienne longeant la côte Pacifique, ou encore la naissance de San Francisco.


Mais son cinquième roman nous réserve une surprise ! Car si la première partie du livre se déroule bien en Amérique pour évoquer ce qui en est son plus éclatant symbole, c’est pour mieux nous ramener à Paris dans la seconde. Symbole pour symbole, c’est surtout l’histoire de notre illustre tour Eiffel qu’il nous relate ici. Le point commun de ces deux monuments ? Gustave Eiffel, justement. Car c’est lui qui a conçu l’armature de métal de la statue de Bartholdi. S’il n’en était pas à son coup d’essai - il a notamment déjà conçu des structures métalliques révolutionnaires pour des ponts et viaducs spectaculaires - il entend avec la tour qui porte aujourd’hui son nom répondre à un défi technique que nul avant lui n’était parvenu à relever : construire une tour de plus de 300 mètres de haut.


Innovations technologiques, difficultés techniques, stratégie de communication établie par l’audacieux ingénieur, politique salariale ou encore résistance de nombreuses personnalités - la lettre ouverte signée notamment par Charles Garnier, Charles Gounod, Maupassant ou Zola pour s’opposer à la construction de la tour est croquignolette ! -, rien n’a échappé à la sagacité de l'auteur qui, comme à son habitude, a décortiqué toute la documentation disponible sur le sujet avant de se lancer dans l’écriture de son roman.


Et il y avait de quoi faire ! Car l’édification de cette structure métallique unique en son genre fut une aventure rocambolesque qui fit couler beaucoup d’encre. Et si Michel Moutot élabore autour d’elle une intrigue peut-être moins étoffée que dans ses précédents romans, c’est certainement parce qu’elle renfermait déjà en son sein tous les ingrédients d’un récit débridé.


Les fans de cet auteur - et je sais qu’il sont désormais nombreux - retrouveront tout ce qui fait sa marque : une aventure humaine vécue par des personnages ordinaires unissant leurs efforts pour relever de véritables défis techniques, la présence d’un terrifiant protagoniste qu’il serait préférable de ne jamais croiser sur son chemin, une grande précision apportée dans la description des procédés de construction mis en oeuvre et bien sûr un ancrage socio-historique irréprochable. Personnellement, je me suis particulièrement délectée de cet opus faisant une incursion dans mon domaine de prédilection : le Paris du XIXe siècle. D'ailleurs, si l'auteur voulait y revenir, ce ne serait pas pour me déplaire…



J'aurai la joie de m'entretenir avec Michel Moutot mardi prochain

à la librairie Le Divan, dans le XVe arrondissement de Paris.

C'est avec grand plaisir que nous vous y retrouverons !









dimanche 5 mai 2024

Vallée du silicium

Alain Damasio
Albertine/Le Seuil, 2024



Depuis plusieurs années maintenant, chaque nouveau livre d’Alain Damasio est accueilli comme un événement. Et à chaque fois que je l’entends sur les ondes, je me dis que ce type est passionnant, que sa capacité à envisager les dérives du monde que nous sommes en train de construire est fascinante, et que l’originalité de la forme que prend sa critique anticapitaliste devrait m’inciter à lire ses romans. Sauf que j’ai toujours refusé l’obstacle : la science-fiction pourquoi pas, mais passer direct au format pavé, je ne me sentais pas prête…


Or voici donc qu’il nous proposait un recueil de chroniques littéraires. Quelque 320 pages au compteur, séquencées en textes (plus ou moins) indépendants les uns des autres, ça devait pouvoir le faire. Et puis le sujet me semblait suffisamment essentiel pour sauter le pas. En effet, à partir des observations et des rencontres qu’il a faites lors d’un récent séjour à San Francisco, au coeur de la Silicon Valley, Damasio explore les innovations auxquelles les GAFAM nous ont soumis et dont elles poursuivent à marche forcée les développements. Mais il ne s’agit évidemment pas pour l’auteur de s’en tenir à une posture de scrutateur ; son objectif est de mettre au jour les changements profonds que cela imprime sur nos comportements, notre psychisme, notre rapport au corps, à l’espace et aux autres, jusqu’à provoquer, avec les progrès et l’omniprésence de l’IA, une véritable rupture anthropologique.


A partir d’un lieu spécifique - le siège d’Apple -, d’un objet - la voiture - ou encore de sa rencontre avec une personnalité - Arnaud, qui travaille pour un laboratoire d’innovation - Damasio développe sa pensée technocritique. Il révèle ainsi les leviers sur lesquels s’appuient les entreprises de la Silicone Valley : la primauté de la sécurité élevée au rang de dogme et le fantasme de libération que nous offriraient les outils technologiques. Mais il explique surtout que ces technologies ne sont en réalité que des machines à collecter ce qui est devenu une richesse infiniment plus précieuse aujourd’hui que les énergies fossiles ayant permis la révolution industrielle et l’expansion du capitalisme : je veux bien entendu parler des données personnelles qui régissent désormais le fonctionnement d’une économie de marché mondialisée. 


Il met surtout en lumière les conséquences que notre propension à nous autoaliéner à ces outils entraînent : la perte de nos facultés cognitives - à force de nous en remettre à la machine, nous ne savons plus nous orienter (bon, personnellement, de ce côté-là j’avais un vice d’origine), notre capacité de mémorisation faiblit et, pire que tout peut-être, à force de nous enfermer dans notre technococon, nous perdons notre faculté d’empathie ce qui atteint notre capacité à faire société.


Loin d’être hostile à la technologie dont il reconnaît être un fervent utilisateur, Damasio ne jette pas l’anathème sur elle, mais sur ses usages. Il est essentiel que chacun d’entre nous prenne conscience de ce qu’elle cache et implique afin que nous nous efforcions de corriger nos pratiques. Il s’agit de casser l’addiction pour parvenir à une « écologie de l’attention ». Il propose pour cela quelques pistes de solutions telles que l’intégration de l’usage des technologies dans les programmes scolaires - ce qui me semble être une urgence absolue - ou un réinvestissement de notre corps - désormais laissé en jachère par la réalité virtuelle.


Ses textes offrent une matière à réflexion d’une richesse considérable et Damasio a de formidables fulgurances. Cependant, comme il le dit lui-même, il n’est pas essayiste, mais bien romancier. L’attention qu’il porte à la langue qu’il déploie est de toute évidence une préoccupation de premier plan. On ne saurait certes pas l’en blâmer. Cependant son goût pour le bon mot - et il faut avouer qu’il y excelle - et pour les néologismes prennent un peu trop souvent le pas sur la fluidité de sa démonstration. Damasio n’est jamais aussi bon que lorsqu’il glisse du terrain de la démonstration à celui de la fiction - qui n’est jamais bien loin, comme en témoigne sa deuxième et ébouriffante chronique « La ville aux voitures vides ».


On imagine qu’il a dû se régaler à écrire la nouvelle sur laquelle se referme son recueil. Celle-ci vient mettre en scène tout ce contre quoi il nous met en garde dans les textes qui la précèdent. Elle est d’une redoutable efficacité et l’on ne peut que constater combien les qualités littéraires qui transparaissaient prennent toute leur mesure dans la fiction. Et combien la puissance d’évocation de Damasio est éclatante. S’il me fallait une porte d’entrée à son oeuvre, il n’y en avait certainement pas de meilleure. Je suis désormais prête pour Les furtifs.

jeudi 2 mai 2024

Arctique solaire

Sophie Van der Linden
Denoël, 2024



On pourrait croire que le personnage campé par Sophie Van der Linden dans Arctique solaire est fictif tant cette artiste a été occultée de l’histoire de l’art - est-il nécessaire de commenter cette assertion…? Cet effet est encore accentué par la brièveté du texte qui ne s’attache à définir ni la psychologie ni le physique et à peine l’histoire de celle qui fut l’épouse d’un célèbre architecte suédois rencontré dans les années 1880. Le lecteur fait connaissance avec Anna Boberg tandis que celle-ci effectue un voyage en train à destination des îles Lofoten. Ce n’est pas le premier, tant s’en faut : hiver après hiver, Anna retourne se confronter aux paysages et à la lumière de ces terres peu hospitalières pour tenter d’en restituer l’abrupte beauté par la peinture.


Ce sont ses ambitions, ses doutes, ses questionnements, mais aussi ses souvenirs auxquels l’auteure du roman nous donne accès au fil des pages. Comment, par quels moyens donner à voir, à ressentir, l’extrême rudesse des éléments et l’intensité de la lumière ? 


Mais c’est aussi la solitude à laquelle elle doit faire face qui est au coeur de ce roman : une solitude nécessaire, désirée, préparée, mais qui se heurte néanmoins à la mélancolie suscitée par l’absence de l’être aimé. Une solitude choisie, mais constamment réévaluée, comme s’il fallait à Anna toujours et encore se justifier à ses propres yeux. Sous la plume de Sophie Van der Linden, Anna nous apparaît en proie à des sentiments ambivalents : une forte aspiration à mener un projet artistique et une forme de culpabilité d’avoir à se soustraire à son statut de femme et à son rôle d’épouse pour atteindre son objectif.


Plus que ses questionnements sur la peinture - somme toute assez classiques - ce qui m’a intéressée dans ce roman, ce sont les incertitudes d’Anna sur sa légitimité à se concevoir comme artiste, celles-ci étant bien entendu liées à des injonctions et des interdits sociaux. Le cas d’Anna Boberg est d’autant plus intéressant que son mari semble n’avoir jamais fait obstacle à son projet. Au contraire, il aurait favorisé les conditions permettant à sa femme de l’accomplir. Mais c'est Anna elle-même qui a intériorisé les conventions sociales au point de peiner à s’en affranchir. A cet égard, la dernière scène du livre est tout à fait révélatrice : la satisfaction qu’elle semble éprouver à se couler à nouveau dans son rôle d’épouse après des semaines de travail artistique et de détournement de toute préoccupation d’ordre domestique ne peut qu’interpeler. Doit-elle faire un choix et sacrifier l’une ou l’autre des composantes de son identité ou est-il possible de trouver un équilibre sans renoncer à l'une d'elles ? Pour nombre de femmes, me semble-t-il, la question est encore loin d’être résolue…



Anna Boberg en 1910

Montagne. Etude du pays du Nord
© Erik Cornelius / Nationalmuseum 2008