Entretiens

vendredi 8 septembre 2023

L’enragé

Sorj Chalandon
Grasset, 2023


De Sorj Chalandon, j’avais déjà lu deux romans que j’avais appréciés. L’enragé ne comptait pourtant pas parmi les titres de la rentrée littéraire que j’avais placés au sommet de ma fameuse PAL. Mais lorsque j’ai pu le feuilleter sur les tables des libraires, il me fut impossible de m’en départir : sa dédicace m’avait littéralement saisie ! Ces mots, je les connaissais, ils m’avaient déjà harponnée pour me mettre sur la voie de ma plus belle et de ma plus riche aventure littéraire : Chalandon reprenait l’éloquente formule que Jules Vallès avait placée au frontispice du premier volume de sa trilogie.

 

A tous ceux 

Qui crevèrent d’ennui au collège

ou

Qu’on fit pleurer dans leur famille

Qui, pendant leur enfance, 

Furent tyrannisés par leurs maîtres

ou

Rossés par leurs parents

 

Je dédie ce livre

 

 

                                         Jules Vallès, L’Enfant

 

 

Une histoire d’enfant, donc, ou plutôt d’enfants, au pluriel, d’enfants malmenés, martyrisés. Une histoire de gamins incarcérés que Chalandon entreprend de nous raconter dans toute sa brutalité – ce qui ne surprendra guère ses lecteurs qui savent combien la maltraitance infantile le touche.

 

Nous sommes à Belle-Ile-en-Mer en 1934. Derrière les hauts murs d’une colonie pénitentiaire, de jeunes garçons vivent un véritable calvaire. Qui sont-ils ? Des orphelins, des gamins abandonnés, livrés à eux-mêmes, qui avaient chapardé un oeuf ou un quignon de pain un jour où la faim les tenaillait avec plus de cruauté qu’à l’accoutumée. Des enfants qui subissent désormais les sévices de geôliers jouissant des pleins pouvoirs qu’ils ont reçus pour les « redresser » et qui constituent une main-d’oeuvre gratuite et corvéable à merci. 

Au sein de cet espace en retrait du monde, chacun survit comme il peut. Il y a ceux qui courbent l’échine, espérant se faire oublier, et ceux qui posent en caïd et refusent de baisser les yeux, au risque de subir des traitements plus inhumains encore.

 

Jules Bonneau est de ceux-là. Son surnom, La Teigne, le dit assez, et chaque jour passé dans cet antre nourrit un peu plus son ressentiment. L’heure de la révolte finit pourtant par sonner et quelque cinquante-six de ces jeunes bagnards parviennent à s’échapper. Mais peut-on s’évader d’une île ? Surtout lorsque toute la population participe à la chasse à l’enfant qui s’ouvre alors… Seul Jules demeurera introuvable. 

 

Comment se soustraire à la traque, se faire oublier et commencer une nouvelle vie ? Jules pourra compter sur une poignée d’individus peu enclins à considérer les enfants comme des criminels. Mais d’autres menaces planent. Sur fond de guerre d’Espagne et de montée du nazisme, les conflits entre militants communistes et membres d’organisations nationalistes d’extrême-droite s’exacerbent… 

 

Chalandon sait comme personne dépeindre la violence, qu’elle soit sociale ou familiale, qui s’abat sur les individus. Son talent s’illustre ici encore, et le journaliste qu’il est restitue parfaitement le contexte dans lequel cette histoire, inspirée de faits réels, se déroule. Le roman se lit d’une traite et suscite inévitablement l’indignation et un sentiment de révolte. Jules Vallès aurait sans aucun doute été sensible à ce récit qu’il aurait défendu avec conviction. Celui-ci m’a toutefois semblé trop sage. J’aurais attendu qu’il traduise davantage la rage du personnage ; qu’à celle-ci fasse écho une forme d’insurrection de la langue et de la grammaire ; que la structure même du texte renvoie au désordre intérieur de Jules. Mais peut-être suis-je encore trop sous influence : l’autre Jules s’attachait à casser les conventions littéraires et linguistiques pour mieux révéler et combattre le joug des institutions familiales, scolaires et sociales.

 

Ce roman n’en reste pas moins un témoignage effarant du fonctionnement d’une institution qui, même si elle évolua certainement au cours des décennies, perdura jusqu’à la fin des années 1970. Autant dire que c’était hier.



 


6 commentaires:

  1. C'est le premier billet que je lis sur ce roman, que je sentais déjà comme très fort.

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  2. Je n'ai pas beaucoup accroché à un seul de ses romans lus ; je ne suis pas très disposée à retenter. Je pense que certains auteurs ne sont pas pour nous et ça ne s'explique pas forcément.

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  3. Je le lirai certainement, sans urgence. En ce moment, je suis plutôt en quête d'auteurs encore inconnus (de moi). J'ai aimé ce que j'ai lu de Sorj Chalandon, et le sujet ne sent pas le déjà-lu, je ne me presse pas, toutefois.

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