Entretiens

vendredi 30 septembre 2022

La fille de Deauville

Vanessa Schneider
Grasset, 2022



De Vanessa Schneider, j’avais beaucoup apprécié le précédent livre, Tu t’appelais Maria Schneider, dans lequel elle expliquait combien le rôle que sa cousine avait tenu dans le célèbre film de Bertolucci, Le dernier tango à Paris, l’avait anéantie. J’avais été particulièrement sensible au regard à la fois intime et sociétal qu’elle posait sur l’histoire de cette femme. C’est ce qui m’a incitée à me plonger dans son nouveau récit consacré cette fois à Joëlle Aubron, l’une des quatre figures historiques du groupe terroriste Action directe. 


Ici encore, Vanessa Schneider se tient au plus près de son personnage pour tenter d’en cerner les contours psychologiques et les ressorts qui l’ont poussée à rejoindre ce mouvement. Un engagement qui n’allait pas de soi, dans la mesure où Joëlle Aubron était issue d’une famille bourgeoise de Neuilly-sur-Seine. 

Pour ce faire, l’auteure s’est appuyée sur quelques lectures mentionnées en fin d’ouvrage. Quatre ou cinq tout au plus, qui lui ont sans doute fourni la matière nécessaire à l’élaboration de son livre et qui confèrent à celui-ci une assise documentaire fiable. Pour autant, le terme de « roman » inscrit sur la couverture n’a rien de galvaudé, et il apparaît nettement que l’auteure s’est glissée dans les silences pour les combler par l’imagination : les pensées - y compris les plus secrètes -, les doutes, les convictions, les sentiments de Joëlle Aubron habitent le texte. Et pour donner à son récit plus d’épaisseur encore, Vanessa Schneider a appliqué le même traitement à un second personnage de son invention, un policier obnubilé par Action directe dont il pressent très vite la radicalisation et fasciné par la jeune terroriste. Cela lui permet à la fois d’apporter un autre point de vue et d’imprimer un rythme plus nerveux à son texte. Leurs histoires respectives se trouvent ainsi mêlées dans une étonnante trame fondant fiction et réalité.


Le style, fait de phrases courtes, simples, émaillé d’expressions familières et de mots d’argot empruntés à la langue courante, contribue quant à lui à rendre le récit très vivant et donne l’impression au lecteur d’être aux côtés des protagonistes.


Il en ressort un texte d’une grande fluidité se lisant comme un polar. Et s’il ne s’agit en aucun cas d’un ouvrage à vocation historique, il relate néanmoins les principales étapes de l’évolution d’Action directe et restitue l’esprit d’une époque. De ce point de vue, ce roman paru en mars dernier, m'apparaît beaucoup plus instructif que celui de Monica Sabolo, La vie clandestine, sorti pour la rentrée littéraire. Mais, malgré les apparences, là n'était pas son sujet, semble-t-il...


Quoi qu'il en soit, avec ce deuxième roman, la journaliste de presse écrite confirme avec talent son entrée en littérature.  



lundi 26 septembre 2022

Chien 51

Laurent Gaudé
Actes Sud, 2022

 


On se souvient tous de la crise financière qui avait secoué la Grèce en 2008, du plan d’austérité qui lui avait été imposé par l’Europe et des conséquences qui s’ensuivirent. La Chine s’était mise à investir massivement dans le pays, allant jusqu’à racheter le port du Pirée. A partir de cette situation, Laurent Gaudé imagine un scénario radical dans lequel une puissante multinationale s’approprie l’intégralité de l’Etat et de sa population, qui devient ainsi de fait salariée - ou plutôt cilariée, contraction de « citoyen » et de « salarié » -, de Gold-Tex. 


Zem Sparak, comme tous ses compatriotes, vit désormais sur un territoire divisé en trois zones : La zone 1, celle de l’élite, où règnent quiétude et opulence ; la zone 2, celle des classes que l’on pourrait qualifier de moyennes ; et la zone 3 où se retrouvent les exclus de toute nature. On ne circule pas librement de l’une à l’autre, et si la première bénéficie de systèmes de protection efficaces contre les catastrophes climatiques, les autres se prennent les orages de grêle et autres pluies acides de plein fouet. 


Sparak vit dans la zone 3 mais accède néanmoins à la zone 2 où il exerce ses fonctions de policier. Lorsque le corps d’un homme est retrouvé éventré, organes internes arrachés, c’est lui qui est désigné pour mener l’enquête, chapeauté par une femme déterminée. S’agirait-il d’un trafic de greffe ? Dans la zone 1, il n’est pas rare en effet de se faire poser des organes synthétiques permettant de prolonger significativement sa durée de vie, suscitant ainsi les convoitises. Mais l’individu qui a été victime de cette sauvage mutilation n’appartient pourtant pas à cette caste. L’enquête promet d’être épineuse. D’autant qu’elle va toucher des personnalités exerçant des responsabilités politiques… 


Peu familière des romans d’anticipation, il m’a fallu un peu de temps pour m’acclimater à ce récit… qui s’apparente pourtant très vite à un roman policier. Ou disons qu’il mixe les deux genres en en conjuguant les codes avec habileté. En distordant des situations que nous connaissons aujourd’hui - crise financière et crise climatique - Laurent Gaudé

imagine sans doute moins le monde de demain qu’il ne met en garde contre les conséquences que pourrait avoir tout ce que nous mettons en place (ou manquons de mettre en place dans le cas du réchauffement climatique) aujourd’hui. Quant à tout ce qu’il envisage en termes de développements du transhumanisme et de la réalité virtuelle ou augmentée, cela fait tout simplement froid dans le dos ! 


Tel est le pouvoir de la littérature que d’aider à déplacer le regard que l’on porte sur le monde pour aider à mieux en saisir les enjeux et à mieux se projeter. A cet égard, ce roman de Laurent Gaudé me semble tout à fait intéressant. 



 


jeudi 22 septembre 2022

En salle

Claire Baglin
Minuit 2022



La salle dont il est question dans ce roman est celle d’un restaurant MacDonald. Le livre s’ouvre sur l’entretien d’embauche que passe la narratrice pour y décrocher un job. Mais les postulants sont nombreux et la jeune femme doit trouver les arguments qui vont jouer en sa faveur. Comment convaincre que l’on n’est qu’enthousiasme à l’idée de servir des burgers à tour de bras avant de sortir des poubelles débordant de déchets ? En convoquant peut-être ses souvenirs et la joie qu’on éprouvait enfant à aller au fast-food en famille…


Ainsi s’amorce un récit qui ne va cesser de mêler intimement l’expérience de la narratrice en tant qu’employée de restauration rapide et des scènes de son enfance révélant une origine modeste où se dessine la figure d’un père ouvrier. 


Les deux univers se font écho au sein d’un texte extrêmement poreux, le passage de l’un à l’autre n’étant marqué que par des changements de paragraphe se succédant à un rythme rapide. Aux cadences intenables, aux gestes répétitifs, à l’absurdité des consignes et à l’absence de sens font contrepoint la fierté d’un savoir-faire, le sentiment d’accomplir une tâche utile, mais aussi une forme d’usure due à des conditions de travail difficiles et à des normes de sécurité insuffisamment respectées.


La peinture du travail dans la restauration rapide et ses conséquences sur les individus sont très bien représentées, de même que le ballet de ces employés interchangeables qui n’acquièrent nulle compétence valorisable dans d’autres secteurs d’activité et se voient ainsi privés de perspectives d’évolution professionnelle.


Pour autant, on ne découvre pas grand chose que l’on ne sache déjà. Mais surtout, je n’ai pas bien saisi où l’auteure voulait en venir en associant à son héroïne la figure paternelle. Voulait-elle démontrer que provenir du milieu ouvrier vous condamne à des métiers peu qualifiés ? Que la classe ouvrière est remplacée par une nouvelle forme de prolétariat ? Que le travail, quelle que soit la forme qu’il prend, reste toujours aussi aliénant ? Un peu tout cela à la fois, je suppose… 

Pour ma part, je suis restée un peu sur ma faim : si ce roman est tout à fait respectable, j’ai déjà lu sur le travail des textes beaucoup plus convaincants que celui-ci.


dimanche 18 septembre 2022

Les gens de Bilbao naissent où ils veulent

Maria Larrea
Grasset, 2022


Prix du Premier roman 2022



« Comment s’est passée ma naissance ? » Voilà bien une question que l’on s’est tous posée un jour ou l’autre. Lorsque Maria, la narratrice du livre, interroge sa mère, elle n’obtient qu’une réponse évasive. La voici donc réduite à imaginer. Pour une jeune femme qui se destine à la réalisation cinématographique, tous les scénarios sont possibles. Mais pour écrire le bon, il va lui falloir remonter le fil de sa généalogie et reconstituer l’histoire de ses parents.


Ni Victoria ni Jesus n’ont connu une enfance facile. En quelques pages, la narratrice nous présente ces deux gamins ayant poussé tout seuls, l’un à Bilbao, l’autre en Galice. Lorsqu’ils se rencontrent, au sortir de l’adolescence, sans doute se reconnaissent-ils immédiatement. Ils s’embrassent et, quelques semaines plus tard, ils sont mariés. L’Espagne est encore sous la coupe de Franco. Le couple s’installe à Paris, où Victoria fait des ménages, tandis que Jesus trouve une place de gardien au théâtre de la Michodière. 


C’est à l’étage, dans le deux-pièces exigu et privé de salle de bains qui constitue l’appartement de fonction, que Maria grandit. Il suffit de quelques scènes, de quelques souvenirs, pour donner corps à cette petite fille : choyée, elle ressent néanmoins le décalage qui existe entre elle et ses camarades d’école qui vivent dans une aisance bien supérieure à la sienne. Entre un père souvent aviné et une mère qui peine à maîtriser le français, Maria va connaître une adolescence chaotique que seul, peut-être, le travail sur ses origines permettra de panser et de dépasser.


Encore un livre qui, sous couvert de secrets familiaux, va nous infliger la complainte d’une auteure autocentrée, pensez-vous ? Eh bien détrompez-vous. Ce récit est empreint d’une belle énergie. Maria Larrea ne s’attarde pas sur les fêlures. Sa narratrice va droit au but, quitte à bousculer son entourage et s’en trouver elle-même groggy. Dans un style très direct - mais jamais relâché -, elle fait de son histoire une flamboyante épopée et révèle toute l’ambivalence du lien qui unit parents et enfants. Et révèle ainsi une plume fort prometteuse.

mercredi 14 septembre 2022

Le pion

Paco Cerda
La Contre Allée, 2022


Traduit de l’espagnol par Marielle Leroy



Si vous êtes comme moi, c’est-à-dire si vous ne connaissez des échecs que les règles régissant le mouvement des différentes pièces, peut-être avez-vous une piètre image des pions, qui seraient les éléments les plus insignifiants, ou en tout cas les moins stratégiques du jeu. Les autres, les vrais amateurs, savent sans doute le rôle déterminant qu’ils peuvent jouer. 


Ainsi, en 1962 à Stockholm, lorsque Bobby Fisher avance l’un de ses pions jusqu’à la dernière case de l’échiquier contraint-il Arturo Pomar à opérer un déplacement latéral de son roi qui décidera de la fin d’une partie demeurée historique. 


Quel livre étonnant que celui de Paco Cerda ! Etonnant et ambitieux. Il est d’abord le portrait de deux joueurs hors du commun, l’un qui fut deuxième au championnat des Baléares à l’âge de 10 ans, l’autre qui mit fin en 1972 à vingt-cinq années d’hégémonie soviétique dans le monde des échecs, devenant ainsi une véritable icône américaine. Au-delà de la destinée tragique que tous deux connurent - l’un qui ne parvint jamais tout à fait à se détacher de la figure d’enfant prodige que son pays avait portée aux nues, l’autre qui termina sa vie reclus, proférant à chacune de ses apparitions des propos complotistes et antisémites - c’est aussi une évocation du contexte de la guerre froide à laquelle se livre l’auteur. Car, naturellement, la compétition sportive était - et reste sans doute encore - avant tout un terrain d’expression de la puissance des Etats. Dès lors, les champions qui s’affrontaient devenaient eux-mêmes les pions d’une partie qui dépassait le plateau de 64 cases… jusqu’à ce que ces pions eux-mêmes finissent par vouloir faire échec à ceux qui prétendaient les manipuler.


A un rythme rapide, l’auteur alterne les chapitres relatifs aux champions et à la technique de jeu avec des épisodes de l’histoire des Etats-Unis - entre ségrégation raciale et lutte anti-communiste - et de celle de l’Espagne aux prises avec la dictature franquiste, en jouant constamment sur la métaphore du jeu. Le pion constitue ainsi l’élément clé du récit, qu’il s'agisse de celui que les joueurs poussent sur l’échiquier ou de tel individu pris dans l’Histoire. Tantôt, il est un petit rouage qui contribue à faire fonctionner le monde auquel il appartient, tantôt il est le grain de sable qui va venir gripper la machine. C’est brillant, étourdissant parfois, mais sacrément impressionnant et singulièrement jubilatoire ! Et, je vous rassure, nul n’est besoin d'être un expert des échecs pour apprécier ce livre. En revanche, je suis prête à parier qu'après la lecture de ce roman vous ne les regarderez plus jamais de la même manière !

dimanche 11 septembre 2022

Tenir sa langue

Polina Panassenko
L’Olivier, 2022



Tribunal de Bobigny : Pauline Panassenko attend la réponse à la demande qu’elle a déposée pour reprendre son prénom de naissance, Polina. Celui qui se trouve sur la couverture du livre. Deux ans après la chute du Mur et de l’empire soviétique, ses parents étaient en effet venus s’installer en France, à Saint-Etienne, avec leurs deux filles. Changement de pays, changement de langue, changement de prénom. Classique. Comme tant d’autres avant elle, l’auteure relate cette étonnante transmutation, dont le coeur du processus réside dans le passage d’une langue à une autre et consistant à percer le mystère de tous ces sons dépourvus de sens pour se réinventer peu à peu dans une nouvelle identité et une nouvelle vie.

 

Alors que sa demande a été déboutée, l’auteure déroule un certain nombre de scènes, alternant souvenirs d’enfance, anecdotes familiales, épisodes sombres et évocations plus légères. On est entre la Russie et la France, entre un espace familial et un espace social étrangers l’un à l’autre, entre la perception d’une enfant et celle de l’adulte qui l’observe, dans cette position instable où il faut pourtant se construire.


Polina Panassenko excelle à exprimer ce sentiment de décalage qui surgit jusque dans les moments les plus ordinaires de la vie, les incompréhensions, les malentendus. Le ton est mordant, aucune complaisance dans l’adversité, bien au contraire. Car il en faut de la détermination et de la hardiesse pour faire face aux obstacles qui se dressent de manière incessante. Ce sont ces qualités que j’avais déjà relevées chez des auteurs - mais surtout des auteures - ayant relaté un tel itinéraire : Abnousse Shalmani, bien sûr, Maryam Madjidi ou Laura Alcoba, pour citer les plus talentueuses d’entre elles. 

Dans les textes de toutes ces femmes, j’ai apprécié et admiré l’acuité du regard posé sur notre société, l’humour, et souvent la causticité, avec lequel étaient rapportées leurs expériences, et peut-être surtout la qualité et la précision de l’écriture dans une langue qui ne leur avait pourtant pas été donnée à la naissance.

Autant de caractères que j’ai retrouvés chez Polina Panassenko. Il m’aura cependant manqué quelque chose pour être pleinement conquise. Quelque chose comme une architecture qui organiserait toutes ces briques que pose la jeune femme. Quelque chose qui en ferait un édifice vraiment spectaculaire. Contrairement aux textes des auteures que j’ai citées, j’ai eu en effet l’impression d’une juxtaposition de scènes, avec des allers-retours dans le temps, sans qu’une ligne directrice s’en dégage vraiment. 

Si j’osais une comparaison avec l’univers des séries, je dirais que ce livre m’a fait l’effet de ces formats courts, où l’on retrouve jour après jour les mêmes personnages dans le même décor, avec des dialogues percutants, mais sans véritable début ni fin, pouvant compter quinze épisodes aussi bien que trois cents et prendre fin à n’importe quel moment. Entre le premier et le dernier épisode, les protagonistes n'évoluent pas. 

Mais le plaisir est toutefois là, et le talent incontestable. C'est pourquoi sans doute, malgré ce bémol, je n'hésiterai pas à lire le prochain ouvrage de cette auteure si elle nous le propose.



lundi 5 septembre 2022

Les yeux fardés

Lluis Llach
Actes Sud, 2015 (Babel 2017)

Traduit du catalan par Serge Mestre


Des livres sur la guerre d’Espagne, j’en ai lu quelques-uns. C’est un sujet qui hante les auteurs de ce pays, et on comprend pourquoi : si la guerre est un traumatisme, une guerre civile l’est peut-être plus encore puisqu’elle produit au sein de la population une fracture que la loi d’amnistie votée après la mort de Franco n’a sans doute pas permis de panser. En jetant un voile sur ce conflit et la dictature qui s’est ensuivie, le silence n’a pu qu’attiser les rancœurs, la défiance et la soif de vérité. Javier Cercas ou Andres Trapiello en ont témoigné dans des ouvrages parmi les plus intéressants que j’ai lus.

Le roman du Catalan Lluis Llach est cependant très différent. Certes, il se déroule en grande partie au cours de cette terrible période, mais il est avant tout un roman d’apprentissage, dont le principal protagoniste est un octogénaire racontant son existence, depuis son enfance passée dans le quartier de la Barceloneta jusqu’à l’âge adulte dans une Espagne désormais sous le joug du Caudillo.

On assiste ainsi à la transformation de Barcelone, cette ville pleine de vie où régnait la solidarité, ainsi qu’un esprit libre et frondeur, avant d’être martyrisée et réduite au silence. Lire ce livre, comme c’était mon cas lorsque je l’ai commencé, alors qu’on se trouve sur place est une formidable expérience, tant l’auteur décrit les lieux avec précision et avec un attachement à certains quartiers et à leurs habitants que l’on devine viscéral.

Mais c’est bien Germinal qui est le héros de ce livre, un jeune homme prenant conscience que les sentiments qu’il nourrit à l’égard de David, son ami d’enfance, sont d’une nature beaucoup plus tendre que ceux qui unissent d'ordinaire deux camarades. Révéler l’amour qu’il porte à son ami lui paraît d’autant plus angoissant que l’homosexualité, même chez les esprits les plus anticonformistes qu’il fréquente, fait l’objet de résistance. Quant à la manière dont elle sera vécue et appréhendée dans l’Espagne franquiste, cela virera sans surprise au tragique.    

A travers la relation qu’il tisse entre Germinal et David, l’auteur noue peu à peu les destinées individuelles et la grande Histoire. Contrairement aux deux auteurs que j’ai cités plus haut, Lluis Llach a choisi de faire de son héros le narrateur du récit, qui s’exprime donc à la première personne, selon un déroulement chronologique. Il nous plonge ainsi dans le chaos des événements pour nous permettre de saisir la manière dont les protagonistes les ont eux-mêmes appréhendés. Au-delà de l’évocation de certains épisodes saillants comme la bataille de l’Èbre et des atrocités perpétrées par les franquistes, il ne manque pas de rappeler aussi les exactions commises par les républicains, en soulignant l’effroi qu’en ont éprouvé leurs propres partisans. Il nous offre ainsi un récit ample et sensible permettant de mieux connaître et comprendre cette période qui continue à tenailler la société espagnole.

vendredi 2 septembre 2022

Supermarché

José Falero
Métailié, 2022


Traduit du portugais (Brésil) par Hubert Tézenas



Ancrer son récit dans une favela, c’est faire face à la misère et à la violence, promesses de pages d’une noirceur absolue. José Falero, lui-même né dans l’un de ces quartiers de Porto Allegre, a pourtant fait un choix bien différent pour en décrire les conditions de vie. De survie, devrait-on plutôt dire. 


Pedro, comme tous ses compagnons d’infortune, ne rêve que d’une chose : mener une vie meilleure, pouvoir s’offrir tous les biens de consommation dont regorge le supermarché dans lequel il est employé pour une bouchée de pain. D’autant qu’il a lu Marx et qu’il a sur le travail et le partage des richesses des idées très précises. 

Lorsqu’il fait la connaissance de Marques, embauché pour effectuer les mêmes tâches que lui, se noue aussitôt entre eux une franche complicité. Tous deux passent des heures cachés dans la réserve à se gaver de confiseries en devisant de la société et de l’inégale répartition des fruits du travail. Tel le maître à son disciple, Pedro lui enseigne d’une manière toute personnelle les préceptes du Capital, et le convainc de la nécessité de trouver le business qui leur permettra d’engranger un profit à hauteur des efforts fournis. C’est Marques qui aura la bonne idée : si les favelas sont infestés de trafiquants de cocaïne et d’héroïne, la vente d'herbe reste un créneau inexploité. La demande est pourtant forte ! Ni une ni deux, les voici lancés dans une affaire qui va se révéler tout à fait florissante, et le lecteur entraîné dans un récit aux accents rocambolesques.


Derrière le ton résolument frivole qu’il adopte, José Falero relate pourtant une réalité qui n'a rien de tendre et à laquelle il semble impossible d’échapper - ce que le retentissant dénouement ne manquera pas de rappeler. Mais en donnant à son récit des accents tragi-comiques, il parvient à rendre ses personnages attachants - et jusqu’aux plus effroyables d’entre eux. Il permet surtout au lecteur d’entrer dans cet univers d’une extrême violence sans résistance ni préjugé, ce qui est une remarquable prouesse.