Entretiens

mercredi 23 février 2022

Le cycle de la mort

Thomas Korovinis
Belleville Editions, 2022


Traduit du grec par Clara Nizzoli




Qui était Aristidis Pagratidis, condamné une première fois en 1963 à une peine de prison, avant d’être exécuté en février 1968 au terme d’un second procès vite expédié ? Accusé d’être « le monstre de Seikh Sou », dans la région de Théssalonique, il aurait violé des jeunes femmes et tué plusieurs personnes au cours des années 1958-1959. S’il reconnut dans un premier temps avoir commis ces crimes, il finit par se rétracter et ne cessa ensuite de clamer son innocence.


Cette affaire connut en Grèce un grand retentissement. Il faut se rappeler que ce pays était alors plongé dans un climat d'instabilité politique qui déboucha en avril 1967 sur une dictature militaire. Or, le premier procès d’Aristos intervint quelques mois après l’assassinat du député de gauche Grigoris Lambrakis - relaté dans un livre dont Costa-Gavras tira son célèbre film Z - tandis que le second se tint peu de temps après la prise du pouvoir par les colonels. Pour l’auteur, il ne fait aucun doute que ces procès n’avaient d’autre but que de déplacer l’attention de la population du terrain politique sur celui du fait divers, et de permettre au passage au régime de se poser en garant de la sécurité et de l’ordre public.


Aristidis Pagratidis aurait donc été la victime d’une parodie de justice. A l’appui de cette conviction, l’auteur convoque une série de témoins appelés à faire le portrait du jeune homme : une voisine de sa mère, un ami d’enfance, un gendarme, une chanteuse qu'il fréquenta et quelques autres relatent ainsi différents pans de sa courte existence et dépeignent un individu plutôt doux, prêt à exercer toutes sortes de métiers, mais que la misère avait placé dans une extrême précarité. Victime d’agressions sexuelles au début de son adolescence, il finit par vendre son corps pour quelques drachmes et allait jusqu’à donner son sang en contrepartie d’un repas. Mis bout à bout, ces différents récits dressent un saisissant tableau de la Grèce d’après-guerre.  


Ce choix narratif permet en effet de varier les angles et de proposer une vision « panoramique » de la société grecque. Et, pour être au plus près de ses personnages, l’auteur - la traductrice s’en explique dans une pertinente préface - a travaillé sur différents registres de langue, attribuant à chacun des protagonistes un parler propre à ses appartenances régionale et sociale. On imagine la difficulté à les restituer dans une autre langue ! Le résultat est d’ailleurs plus ou moins convaincant selon les chapitres, et j’avoue que la langue singulière et heurtée des deux derniers narrateurs m’a un peu gênée, me laissant sur une note de bout de course un peu mitigée. 

Cela ne suffit pourtant pas à remettre en cause l'intérêt de ce livre, et c’est pourquoi il me semblerait dommage de renoncer à le lire si vous êtes comme moi adepte de la Grèce, et curieux de sa littérature et de son histoire. 

samedi 19 février 2022

Virgile s’en fout

Emmanuel Venet
Verdier, 2022



Virgile s’en fout ? Oserais-je dire que moi aussi ! Parce que, franchement, l’histoire qui nous est présentée n’a rien de passionnant ni de très original : quelques mois dans la vie d’un étudiant en droit préparant le concours de l’internat et connaissant des déboires amoureux.. Alors, bien sûr, vous me rétorquerez que même le plus banal des sujets peut donner un chef-d’oeuvre s’il est magnifié par le talent de l’auteur. Et je ne pourrais qu’approuver. Non qu’Emmanuel Venet en soit dénué, d’ailleurs : il avait fait montre dans Marcher droit, tourner en rond d’une vivacité et d’un mordant réjouissants qui offraient une vision caustique du genre humain. 


Ici, il ne se départit ni d’humour ni d’ironie, mais ils sont tellement affadis… sans doute parce qu’ils ne visent aucune cible. Le personnage principal n’a pas de consistance et traverse son existence sans jamais vraiment en prendre les rênes. Bref, il ne se passe pas grand chose, et, entre le début et la fin du récit, on n’a pas le sentiment qu’il ait accompli le moindre chemin. 

Certes, il y a bien une mise en abîme, qui nous indique que le livre que nous tenons entre les mains est celui que l’auteur, aujourd’hui psychiatre, a toujours rêvé d’écrire, et que cet étudiant n’est autre que son double. Voilà qui ajoute un tout petit supplément d’âme. Pas de quoi toutefois sustenter le lecteur.


Et tout cela ne serait rien si les brefs chapitres égrenant les scènes de son existence n’étaient entrecoupés d’autres évoquant des épisodes de la mythologie gréco-romaine… et qui arrivent, disons-le, comme un cheveu sur la soupe. Evidemment, j’ai bien essayé de voir comment ils pouvaient être liés au propos originel du livre, comme une sorte de métaphore ou de source d’inspiration, quelque chose comme un récit ancestral et tutélaire qui pouvait venir éclairer le parcours des personnages. Mais n’est pas Enée, Apollon ou Romulus qui veut, et malgré tous mes efforts, je n’ai pas réussi à trouver l’articulation, si bien que la lecture m’est apparue inutilement fragmentée et, de ce fait, légèrement ennuyeuse. 

Dommage, parce que j’étais vraiment désireuse de retrouver la finesse d’observation et le piquant qui m’avaient charmée. 






lundi 14 février 2022

Nom

Constance Debré
Flammarion, 2022



Cette fois j’étais prête. A recevoir ce texte. Je savais le style sec, je savais la détermination, je savais la discipline, je savais cette violence placide. La première fois, avec Love me tender, je me les étais pris en pleine gueule. J’avais mis plusieurs jours à m’en relever.

Là, j’y allais en pleine connaissance de cause. J’allais renouer avec cette fille qui, par la radicalité de son propos, mais surtout de ses actes et de ses choix, me forçait à regarder le monde autrement, à interroger mes propres choix et à évaluer mes propres compromis.


Le titre indique assez qu’elle n’a pas renoncé, qu’elle persiste au contraire dans la direction qu’elle s’est donnée : juste un mot, un substantif sans article, en dehors de toute construction grammaticale, comme si la langue elle-même devait se dépouiller de toute forme de convention pour casser en elle l’instrument de domination. La langue comme premier lieu de déconstruction. 

Un mot, donc, et pas n’importe lequel : le nom, celui qui nous désigne au yeux de tous, celui qui, dès notre naissance, avant même que nous n’ayons pu prononcer la moindre parole, charrie une histoire, affirme une ascendance, une lignée, affiche une appartenance sociale, nous conditionne. Celui dont il faut en tout premier lieu se débarrasser pour être libre. 


Dans son précédent livre, Constance Debré tranchait dans le vif en coupant avec la vie qu’elle avait jusqu’alors menée : métier, maison, mari, enfant. Mais il lui fallait aller plus loin et rompre avec ce qui la précédait : le père, la famille. Et donc le nom. Faire ainsi le vide pour se défaire de toute attache, de toute amarre. Abolir toute forme de ce que nous appellerions identité et lien social, qu’elle perçoit comme des entraves : filiation, mariage, héritage, état civil et jusqu’à l’enfance, qui n’est que le premier lieu d’aliénation.


Constance Debré se présente comme un soldat ou un héros ouvrant la voie et éclairant le chemin. Bien sûr, on se demande quelle forme de vie et de cohabitation serait possible si nous lui emboitions tous le pas. Serions-nous comme des électrons se rencontrant et se repoussant au gré du hasard sans jamais donner corps à un ensemble cohérent ? Cela est-il imaginable ? Enviable ? Pas sûr. Pour autant, écouter cette voix singulière - et dérangeante - est loin d'être vain. Constance Debré est de ceux qui nous mettent face à nos impostures et à nos simulacres, ce qui est à mon sens nécessaire. La question est alors de savoir quoi faire avec ça. A chacun de trouver sa réponse. 





jeudi 10 février 2022

555

Hélène Gestern
Arléa, 2022

Grand Prix RTL-Lire-Magazine littéraire 2022



555… on a déjà vu plus glamour comme titre ! Derrière lui se cache le nombre de sonates de Scarlatti, dont l’oeuvre est au centre du roman. Mais, parmi les spécialistes, l’idée est couramment admise qu’il pourrait en exister d’autres… Alors, lorsqu’un ébéniste découvre une partition cachée sous la doublure de l’étui qu’il est chargé de restaurer, le monde musical est en émoi. Son associé luthier a en effet demandé à une claveciniste de renommée internationale, compagne de l’une de ses clientes violoncellistes, de la jouer et le sentiment qu’ils avaient affaire à une pièce inédite du compositeur s’est immédiatement imposé à eux… avant que la nouvelle se répande comme une traînée de poudre.

 

Pourtant le luthier aurait bien voulu conserver un peu de discrétion :  disposer d’un tel trésor pouvait se révéler avantageux. D'autant qu'il connaît des problèmes d’argent. Mais voilà qu’il se fait cambrioler et que le précieux manuscrit disparaît. 

A partir de cette trame, différents protagonistes vont rivaliser et mener l’enquête pour mettre la main sur la partition afin de l’authentifier, les motivations des uns et des autres allant de la pure passion pour le compositeur à la convoitise la plus triviale en passant par la soif de reconnaissance. 


Avec ses quelque 450 pages - qui passent comme une lettre à la poste - vous vous doutez bien que l’aventure va connaître quelques rebondissements. Et même si certains sont un peu cousus de fil blanc, c’est avec un certain plaisir qu’on suit les développements de l’intrigue. 

Mais, pour qui est comme moi complètement béotienne en matière de musique, c’est surtout la découverte d’un univers qui rend ce roman attrayant. Car l’auteure sait admirablement restituer à la fois l’amour inconditionnel que ressentent certains individus pour cet art, mais aussi la dimension sacrificielle qu’il requiert. Et puis c’est aussi l’occasion de découvrir l’oeuvre de Scarlatti, car je défie quiconque de se plonger dans ce roman sans en accompagner la lecture de l’écoute de ses virtuoses sonates pour clavecin !


lundi 7 février 2022

La tour

Doan Bui
Grasset, 2022



En voilà un livre étonnant et inclassable ! Démarrant comme une étude urbanistique, avec son copieux appareil de notes, il prend ensuite de faux airs de roman historique, intègre des extraits de procès-verbaux de la police ou une série de tweets émanant d’une journaliste, avant de tourner au roman d’anticipation.

De même, l’auteure se plaît à brouiller les frontières du réel et de la fiction en plaçant au coeur de son dispositif narratif une tour fictive, la tour Melbourne, au milieu de la dalle des Olympiades située dans le XIIIe arrondissement de Paris, et invite Michel Houellebecq parmi ses personnages, auxquels elle se mêle également elle-même (la fameuse auteure des tweets !).


Que se passe-t-il derrière les innombrables fenêtres de ces tours ? Quelle vie ses habitants y mènent-ils ? Comment s’en approprient-ils l’espace ? Et, simplement, qui sont-ils ?

Par un subtil jeu d’échos et de relais, Doan Bui passe d’un appartement à l’autre, d’une famille à l’autre, pour explorer des vies françaises, ou des vies passées en France, puisque cette dalle surgie de terre à l’aube des années 70 renferme un véritable melting pot. A travers l’observation de ce projet architectural dont l’auteure rappelle la genèse, c’est un état des lieux de la société française qu’elle dresse, en mettant cette dernière en perspective avec son histoire, faite de révolutions, de guerres, de colonisation et de décolonisation, de boom économique et de crises.


Concentrant sur une aire restreinte une vaste population, né sur une zone démantelée afin de faire table rase de l’existant pour créer de toutes pièces un avenir inédit, ce bâtiment se révèle un poste d’observation idéal : il est un point de convergence de l’espace et du temps, autorisant ainsi une vision à 360°.


Non dénué de mordant et d’ironie, ce texte parfois déroutant, incontestablement riche et documenté, trouve à la fois ses forces et ses limites dans sa volonté d’embrasser tout un monde : entre mouvements migratoires d’hier et d’aujourd’hui, radicalisation et entreprises terroristes, fractures sociales, Doan Bui s’efforce de proposer une lecture cohérente de notre histoire, qui se révèle cependant parfois manquer un peu de nuances. Mais ce livre n’en reste pas moins piquant et original, et mérite certainement que l’on s’y intéresse.



Doan Bui sera à la librairie L'Ecume des pages mardi 8 février à partir de 19 heures.



mardi 1 février 2022

Une sortie honorable

Eric Vuillard

Actes Sud, 2022



Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il y a deux manières d’aborder l’histoire. La plus évidente, la plus « traditionnelle », par la chronologie des événements, et celle qui consiste à retrouver et analyser les mouvements sous-jacents, ceux que l’on ne perçoit pas immédiatement, mais qui sont pourtant extrêmement pertinents pour comprendre la manière dont les choses adviennent.


Ce n'est pas en historien qu'écrit Eric Vuillard, mais chacun de ses récits est intimement lié à un épisode historique dont il s’empare précisément pour mettre au jour les mécanismes qui ont présidé à sa survenue. Ainsi juxtapose-t-il certaines scènes, qu’il décrypte avec une méticuleuse précision, et le portrait de certaines personnalités qu’il saisit avec une impressionnante perspicacité. 


Avec Une sortie honorable, c’est de la guerre d’Indochine qu’il est question, et plus précisément de sa fin. Fidèle à sa démarche, il nous relate tour à tour la visite par des fonctionnaires coloniaux d’une plantation où des traitements humiliants sont infligés aux travailleurs vietnamiens, une séance de l’Assemblée nationale, le 19 octobre 1950, où fut formulée pour la première fois, par Mendès France, l’idée de mettre fin à la guerre, le ballet diplomatique visant à chercher un soutien international, et la tenue du conseil d’administration d’une grande banque, pour conclure sur la lamentable débâcle par laquelle s’est soldé le conflit.


Avec l’économie de moyens et l’acuité qu’on lui connaît, Vuillard parvient à mettre en lumière les motivations profondes qui animent les différents protagonistes. Tout le catalogue des bassesses humaines y passe : décisions prises à la seule aune des ambitions personnelles, respect de l’entre-soi et surtout volonté farouche de sauvegarder des intérêts économiques, le tout étant le plus souvent étroitement imbriqué.


Ce qui m’a frappée dans ce livre, plus encore que dans les précédents que j’ai lus de l'auteur, c’est l’humour que celui-ci y insuffle. A démasquer les acteurs, il ne peut s’empêcher de souligner leur méprisable mesquinerie, leur navrante médiocrité. Il faut lire la description que fait Vuillard du triangle défini par la Bièvre, le parc Monceau et Neuilly, les mariages consanguins qui s’y contractent pour ne pas voir échapper une miette du patrimoine familial, la componction avec laquelle ces messieurs rendent hommage aux victimes de la guerre avant de compter avec gourmandise les dividendes que celle-ci leur a valus.

On dirait presque du Balzac. En plus ramassé, bien sûr. Ce n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une vaste comédie humaine que Vuillard nous donne à voir, lorsqu’il dépeint ces députés prenant la parole à l’Hémicycle tels des comédiens affiliés à un parti politique ou à une caste - souvent les deux - ou ce commandant en chef ânonnant à la télévision américaine des phrases apprises par coeur dans un anglais qu’il ne maîtrise pas. Du Balzac, oui, avec la même force d’évocation, la même clairvoyance, le même regard désignant aux yeux de tous l’incommensurable cynisme des hommes.