Entretiens

mardi 1 février 2022

Une sortie honorable

Eric Vuillard

Actes Sud, 2022



Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il y a deux manières d’aborder l’histoire. La plus évidente, la plus « traditionnelle », par la chronologie des événements, et celle qui consiste à retrouver et analyser les mouvements sous-jacents, ceux que l’on ne perçoit pas immédiatement, mais qui sont pourtant extrêmement pertinents pour comprendre la manière dont les choses adviennent.


Ce n'est pas en historien qu'écrit Eric Vuillard, mais chacun de ses récits est intimement lié à un épisode historique dont il s’empare précisément pour mettre au jour les mécanismes qui ont présidé à sa survenue. Ainsi juxtapose-t-il certaines scènes, qu’il décrypte avec une méticuleuse précision, et le portrait de certaines personnalités qu’il saisit avec une impressionnante perspicacité. 


Avec Une sortie honorable, c’est de la guerre d’Indochine qu’il est question, et plus précisément de sa fin. Fidèle à sa démarche, il nous relate tour à tour la visite par des fonctionnaires coloniaux d’une plantation où des traitements humiliants sont infligés aux travailleurs vietnamiens, une séance de l’Assemblée nationale, le 19 octobre 1950, où fut formulée pour la première fois, par Mendès France, l’idée de mettre fin à la guerre, le ballet diplomatique visant à chercher un soutien international, et la tenue du conseil d’administration d’une grande banque, pour conclure sur la lamentable débâcle par laquelle s’est soldé le conflit.


Avec l’économie de moyens et l’acuité qu’on lui connaît, Vuillard parvient à mettre en lumière les motivations profondes qui animent les différents protagonistes. Tout le catalogue des bassesses humaines y passe : décisions prises à la seule aune des ambitions personnelles, respect de l’entre-soi et surtout volonté farouche de sauvegarder des intérêts économiques, le tout étant le plus souvent étroitement imbriqué.


Ce qui m’a frappée dans ce livre, plus encore que dans les précédents que j’ai lus de l'auteur, c’est l’humour que celui-ci y insuffle. A démasquer les acteurs, il ne peut s’empêcher de souligner leur méprisable mesquinerie, leur navrante médiocrité. Il faut lire la description que fait Vuillard du triangle défini par la Bièvre, le parc Monceau et Neuilly, les mariages consanguins qui s’y contractent pour ne pas voir échapper une miette du patrimoine familial, la componction avec laquelle ces messieurs rendent hommage aux victimes de la guerre avant de compter avec gourmandise les dividendes que celle-ci leur a valus.

On dirait presque du Balzac. En plus ramassé, bien sûr. Ce n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une vaste comédie humaine que Vuillard nous donne à voir, lorsqu’il dépeint ces députés prenant la parole à l’Hémicycle tels des comédiens affiliés à un parti politique ou à une caste - souvent les deux - ou ce commandant en chef ânonnant à la télévision américaine des phrases apprises par coeur dans un anglais qu’il ne maîtrise pas. Du Balzac, oui, avec la même force d’évocation, la même clairvoyance, le même regard désignant aux yeux de tous l’incommensurable cynisme des hommes.  





    







13 commentaires:

  1. Je le lirai dès qu'il sera à la bibliothèque.

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    1. Je suis sûre qu'il ne devrait pas tarder à arriver... en revanche, je suppose qu'il va être assez demandé ;-)

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    2. Cerise sur le gâteau. Je me suis inscrite à une rencontre avec lui le 10 Mars ..

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    3. Un vrai bonheur de l'écouter, tant il est érudit - sans être pédant - et doté d'un solide sens de l'humour ! Tu vas te régaler. Je vais à sa rencontre à chaque fois que je lis l'un de ses livres.

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  2. Je veux bien sûr le lire, Vuillard est magnifique en général.

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    1. Absolument. Et ce nouvel opus est remarquable (alors, que le sujet de la guerre d'Indochine n'était pas celui qui me passionnait le plus a priori...)

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  3. Je le lirai, bien sûr. C'est dingue comme la comédie humaine a si peu évolué en 200 ans, à part quelques gadgets électroniques qui agissent comme autant d'effets grossissants...

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  4. De l'auteur, j'avais aimé L'ordre du jour, mais pas 14 juillet.

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    1. Ah tiens ? Et pourquoi donc ?
      Je dirais toutefois que celui-ci est plus proche dans l'esprit de L'Ordre du jour que de 14 Juillet qui évoquait la foule anonyme des révolutionnaires, désincarnés, transformés en une masse indéterminée par le discours historique. Ici, comme dans L'ordre du jour, Vuillard s'arrête au contraire sur des moments et des individus précis pour proposer une lecture de l'histoire. C'est tout à fait pertinent et passionnant.
      Donc, je te conseillerais de tenter ;-)

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  5. Oh je l'avais rencontré à Rennes lors d'un festival. Un monsieur fascinant. Merci pour le partage de ton coup de coeur !

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    1. J'ai assisté à des rencontres après chacune de mes lectures de cet auteur, et c'est toujours extrêmement intéressant et enrichissant de l'écouter.

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  6. Je n'avais pas pensé à Balzac en le lisant, mais maintenant que tu le dis.

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