Entretiens

lundi 31 août 2020

L’autre moitié de soi

Brit Bennett
Autrement, 2020


Traduit de l’américain par Karine Lalechère



Ce n’est pas vraiment un scoop, en Amérique il ne fait pas bon être noir. Mais lorsque les métissages ont fini par rendre votre peau particulièrement claire, la position est peut-être plus inconfortable encore : ni vraiment d’une communauté ni de l’autre, vous n’êtes accepté nulle part.


Stella et Desiree sont des jumelles nées à Mallard, un bled paumé du sud des Etats-Unis créé de toutes pièces dans les années 1850 par un affranchi qui rêvait d’un lieu où, par unions successives de mulâtres, chaque génération se rapprocherait ainsi de « la perfection ». Un siècle plus tard, Stella et Desiree ont la peau extrêmement pâle. Elles n’en sont pas moins noires et désespèrent, devenues adolescentes, de n’avoir pour tout horizon qu’une place de domestiques, comme leur mère qui les élève seule depuis que son mari a été lynché sous les yeux des fillettes alors âgées d’une dizaine d’années.


Une seule issue : fuir. Laisser Mallard derrière elles et gagner La Nouvelle Orléans, puis se rendre peut-être plus loin encore... 


Quinze ans plus tard, pourquoi Desiree rentre-t-elle au bercail, aussi inopinément qu’elle l’avait déserté ? Quelle est cette enfant à la peau sombre qui l’accompagne ? Quant à Stella, pourquoi n'est-elle pas à ses côtés ? Qu’est-elle devenue ? Desiree elle-même l’ignore depuis que sa soeur a disparu quelques mois seulement après leur fuite.  

Brit Bennett déroule simultanément le fil de l’histoire de chacune des deux soeurs, l’une ayant assumé son ascendance noire, quand l’autre a choisi de la taire pour entrer dans la peau d’une Blanche et se frayer un chemin dans la bonne société américaine.


Le mensonge peut-il être la clé du bonheur ? Ou bien n’est-il qu’un piège qui vous étouffe peu à peu. Vaut-il mieux au contraire demeurer dans sa condition, quitte à souffrir des conséquences qu’elle entraîne ? 

Brit Bennett ne prétend pas apporter de réponse, mais explore ces deux voies dans une trame romanesque jouant constamment sur le parallélisme des deux héroïnes qui, à partir d’une situation initiale rigoureusement identique, vont emprunter des chemins divergents. C’est sans jugement de valeur, avec lucidité et empathie qu’elle observe ses personnages et aborde la question de la ségrégation, nouant les fils d’une l’intrigue qui retient habilement le lecteur dans ses rets. 

Les jumelles finiront-elles par se retrouver ? Pourront-elles vivre une existence apaisée ? Leur fille respective parviendront-elles à se faire à leur tour une place au sein de cette société fracturée et peu encline à accepter les différences, de quelque nature soient-elles ? 


Avec ces délicats portraits de femmes, Brit Bennett transcende la seule question raciale pour sonder celle, plus large, des possibilités d’épanouissement des individus au sein d’une société oppressive, et signe ainsi un captivant roman outrepassant largement le cadre historique et social dans lequel il s’inscrit.


mercredi 26 août 2020

La discrétion

Faïza Guène
Plon, 2020



Yamina est algérienne. Yamina vit en France où elle a suivi son mari dans les années 60. C’est là que sont nés leurs quatre enfants, trois filles et un fils. Après avoir vécu dans un appartement insalubre, ils ont obtenu un F4 à Aubervilliers. Le luxe ! Des murs propres, trois chambres, une salle de bains ! Yamina peut s’estimer heureuse : un mari aimant et attentionné, bien qu’elle ne l’ait pas choisi, des enfants qu’elle adore et qui le lui rendent bien, un confort qui tranche avec les conditions de vie plus que rudimentaires de son enfance dans une ferme du pays...


Yamina ne souhaite rien tant que pouvoir vivre paisiblement, dans une cohabitation fraternelle et dans la tolérance mutuelle. Elle est heureuse d’offrir les crêpes qu’elle a confectionnées à ses voisins, même si ceux-ci ne lui proposent jamais rien en retour et ne prennent même pas la peine de lui rendre ses assiettes. Et si elle ne comprend pas toujours leur manière de voir, elle conserve à leur égard une constante bienveillance. Quoi qu’il arrive, Yamina ne se départit jamais de la discrétion sur laquelle elle a fondé son existence. Une discrétion qu’elle voudrait voir ses enfants adopter. Mais eux, qui sont nés en France, ne se sentent pas des «invités» tenus de tout accepter. Ils ne s’interdisent pas de poser sur le monde qu’ils habitent un regard critique. Un regard tributaire aussi de l’évolution de la société et de la place assignée aux musulmans.


C’est une vie entière que retrace Faïza Guène, avec sobriété et humanité, alternant les épisodes de l’enfance en Algérie, alors que ce pays se libérait du joug colonial, et de la vie en France. Pas de hauts faits, pas de drame, rien que de très ordinaire, l’existence que mènent des centaines de milliers d’individus : une vie de famille, des congés annuels, des démarches administratives, des mariages, des séparations... Mais à travers ce portrait sensible, elle révèle tout ce que signifie d’être en même temps d’ici et d’ailleurs, toutes les petites humiliations, dont ceux qui les infligent n’ont même pas toujours conscience, ce mélange de douleur, de nostalgie, de joies et de satisfactions. Elle dit aussi les difficultés d’une «deuxième génération», perçue comme n’étant ni d’ici ni de là-bas, mais riche de deux cultures dont elle peut prendre le meilleur de chacune.


A travers l’histoire de cette femme et de sa famille, Faïza Guène nous offre un récit nuancé qui est également un portrait de notre pays. L’auteure ne joue pas sur les effets, elle a fait le choix de situations et de mots simples pour créer un roman d’une belle profondeur.

lundi 24 août 2020

Fille

Camille Laurens
Gallimard, 2020



De Camille Laurens, j’ai finalement lu assez peu de choses, dont Celle que vous croyez qui ne m’avait pas franchement convaincue. Avec ce nouvel opus, comme le titre l’indique assez clairement, elle revient sur la question de l’identité féminine, sur ce que signifie et implique de naître fille. Et c’est peu de dire que ce récit à mi-chemin de l’autobiographie et de la fiction romanesque est une réussite !


D’abord parce que l’auteure, dans une première partie consacrée à l’enfance, retrouve les mots et expressions propres à cet état, ceux aussi qui avaient cours au moment où se déroule l’histoire, pour évoquer la place qu’occupe son personnage, Laurence, au sein de la famille. C’est souvent drôle tant Camille Laurens regarde la fillette avec un mélange de tendresse et d’humour, et l’une ou l’autre des scènes familiales qui nous sont rapportées ne peuvent manquer de provoquer chez le lecteur (mais sans doute plus encore chez la lectrice) un sentiment de proximité avec la jeune héroïne. 

Nous sommes dans les années 70, dans une France qui a connu la libération sexuelle, où les femmes sont désormais libres de travailler et d’avoir un compte en banque sans devoir recueillir l’autorisation de leur mari, mais où il reste pourtant plus valorisant d’avoir un fils plutôt qu’une fille, et où il apparaît toujours nécessaire d’apprendre à ces dernières les gestes d’autodéfense dont elles peuvent avoir besoin lorsqu’elles sortent seules... Sauf que les agressions sexuelles ne viennent pas toujours de l’extérieur...


La seconde partie est plus grave. Laurence porte en elle un traumatisme qu’il lui a fallu cacher. Dans cette France encore pudibonde et paternaliste, on lave discrètement son linge sale en famille et on ne fait pas d’histoires pour quelques attouchements... D’autant que Laurence est loin d’être une rebelle : elle ne désire rien tant que de plaire à son père, sans doute pour se faire pardonner de ne pas être née dotée du bon sexe. C’est sous son regard constant que Laurence mène sa vie de femme. Ce qui ne sera pas sans conséquence...


L’émancipation ne viendra pas aisément. Il lui faudra attendre de devenir mère, mère d’une fille qui la contraindra à réviser les valeurs liées à la féminité qui lui ont été inculquées et qui, au terme d’un long cheminement, la libèrera peut-être enfin de ce carcan pour penser que «c’est bien d’être une fille».


Avec humour et bienveillance, mais non sans gravité, Camille Laurens dresse un état des lieux convaincant, qui révèle à quel point le combat pour l’égalité des sexes est loin encore d’être gagné. Mais elle nous encourage surtout à aller de l’avant : même si le processus est très lent, les mentalités évoluent... Hauts les coeurs, les filles !

vendredi 21 août 2020

Le dit du mistral

Olivier Mak-Bouchard
Le Tripode, 2020



Amoureux de la Provence, voici un roman qui devrait vous séduire ! Ce qui ne veut pas dire que les amateurs de contrées plus septentrionales ne pourront pas l’apprécier. Mais il est vrai qu’il vous immerge dans les paysages et l’atmosphère de ce pays cher à Giono plus sûrement que le plus précis et le plus complet des guides touristiques.


Installé au coeur du Luberon, un homme voit un soir d’orage débouler son voisin, monsieur Sécaillat, un vieux paysan avec lequel il n’entretient aucune relation. Celui-ci tient pourtant à tout prix à lui montrer les dégâts qu’a produits la violence des éléments : en s’effondrant, un mur de pierre sèche a mis au jour des éclats de poterie. Que faire ? S’il signale sa découverte aux autorités, un chantier de fouilles archéologiques sera ouvert, et il ne sera plus maître chez lui. Le jeune homme, qui s’était naguère rêvé archéologue, voit là une occasion en or et lui propose de dégager eux-mêmes les vestiges antiques, sans rien en dire à quiconque. Ça tombe bien : sa femme est sur le point de partir pour une mission de plusieurs mois au Japon ; quant à celle de monsieur Sécaillat, atteinte d’Alzheimer, elle n’a plus toute sa tête...


Jour après jour, les deux complices creusent, nouant à cette occasion une relation mi-amicale, mi-filiale, favorisée par madame Sécaillat qui prend le jeune homme pour son fils, mort prématurément dans un accident de la route. A l’aide de tutoriels et de diverses informations glanées sur la Toile, ils parviennent à reconstituer des objets qu’ils déposeront nuitamment sur le seuil du musée local. Mais lorsqu’ils tombent sur une figure féminine sculptée dans un pan de mur, les choses prennent un nouveau tour. De sa bouche s’écoule un filet d’eau qui semblerait indiquer l’existence d’une source, celle-là même que le père du vieux paysan avait autrefois vainement cherchée. Et cette eau, que le vieux couple boit quotidiennement, pourrait bien posséder des vertus insoupçonnées... Quant au narrateur, depuis qu’il plonge dans le bassin qu’ils ont aménagé, il est l’objet d’étonnant phénomènes... 


Puisant aux sources des légendes locales, de l’histoire antique et des textes de Giono et Bosco, l’auteur révèle toute l’âme provençale au travers d’une histoire d’amitié contée avec un soupçon de surnaturel qui lui confère la grâce et la poésie des récits ancestraux. 


mercredi 19 août 2020

Nature humaine

Serge Joncour
Flammarion 2020

Prix Femina 2020



Opérer un retour dans les années 70 à 90 pour trouver les racines de tout ce que nous connaissons aujourd’hui en termes d’économie et d’environnement est un exercice qui peut apparaître tentant et à bien des égards pertinent. C’est ce à quoi s’emploie Serge Joncour dans son nouveau roman dont le titre, on s’en aperçoit très vite, peut s’entendre à double sens. Il y est en effet autant question de la propension de l’homme à exploiter inconsidérément les ressources dont il dispose jusqu’à les épuiser que de l’opposition entre vie urbaine et vie rurale.


Car c’est bien de ce hiatus qu’il s’agit. Alexandre est le seul garçon d’une fratrie de quatre enfants nés d’un couple de paysans. A ce titre, et parce que les filles n’auront d’autre idée en tête que de partir pour la ville, qu’il s’agisse de Villefranche, Toulouse ou Paris, il reprend l’exploitation agricole de ses parents, qui l’avaient eux-mêmes reçue de leurs aînés. 

Mais dans les années 80, on n’élève plus les vaches comme on le faisait autrefois : on doit voir les choses en grand, mécaniser, industrialiser, avoir recours à des produits phytosanitaires ! Et puis les mondes s’interpénètrent. Et s’il existe des poches de résistance, des individus tentant de s’organiser pour s’opposer à ce qui est présenté comme un progrès - l’avènement du nucléaire, notamment, mais aussi le développement des autoroutes qui viennent balafrer les campagnes - les cultures ancestrales et la vie rurale semblent inexorablement condamnées à disparaître.


Alexandre est à la croisée des chemins. Doit-il, et peut-il, tourner le dos au progrès ? Sa rencontre avec les amis de sa soeur aînée, Caroline, partie étudier à Toulouse, l’attirance qu’il éprouve pour l’une de ses colocataires allemande, farouchement hostile à tous ces développements qu’elle estime dangereux, instillent en lui le doute...


Tel un Jean-Jacques des temps modernes, Serge Joncour dresse un constat accablant et semble plaider pour un retour à la nature. Certes, le tableau n’est pas brillant et nous payons aujourd’hui très cher le prix de nos erreurs et de notre inconséquence. Et à poursuivre dans la même voie, nous courons assurément à notre perte. Suffit-il toutefois de condamner en bloc nos modes de vie et de prôner un retour à des pratiques ancestrales pour inverser le cours des choses ? Pour ma part, je n’en suis pas si sûre...


Ce roman n’en reste pas moins agréable à lire; il possède en outre un charme suranné, celui de l’évocation d’une France d’hier, d'une France que les moins de 20 (30 ?) ans ne peuvent pas connaître... Avec un petit coup de chapeau pour la fin, que j’ai trouvée particulièrement réussie !