Entretiens

jeudi 9 janvier 2020

Rivage de la colère


Caroline Laurent

Les Escales, 2020


Prix Maisons de la presse 2020


Comme bien des lecteurs, j’attendais impatiemment ce roman. Comme bien des lecteurs en effet, j’avais été bouleversée par Et soudain la liberté, au point d’avoir alors envoyé à Caroline Laurent quelques mots pour lui dire l’admiration et l’émotion que j’avais ressenties à sa lecture, lui dire combien j’avais été impressionnée par la force de son héroïne, mais aussi par la manière dont elle était parvenue à mener ce projet à bien, elle qui en était l’éditrice, mais qui en avait repris l’écriture pour tenir la promesse qu’elle avait faite à l’auteure, Evelyne Pisier, prématurément décédée. 
Caroline aurait néanmoins pu renoncer devant la difficulté de la tâche... Pas le genre de la maison, comme je m'en apercevrais par la suite, en tissant avec elle des liens d’amitié. Elle aurait pu aussi se contenter de bricoler le texte en tâchant de se faire oublier, courant alors le risque de proposer un livre fade, au caractère d’inachevé... Au lieu d’escamoter ce rôle inattendu de co-auteure, elle choisit au contraire d’apparaître au grand jour, faisant ainsi éclore un talent qui ne demandait sans doute qu’à s’exprimer.

Evelyne, cette femme solaire, a légué à Caroline un flambeau qui lui a permis d’aller chercher en elle les mots propres à nous transmettre une histoire qui lui est chère. Une histoire qu’elle porte en elle depuis sa plus tendre enfance. L’histoire d’un pays perdu, où avait jadis vécu sa mère. Une histoire violente et cruelle, de celles que l’Histoire avec un grand H n’en finit pas de nous jeter au visage. Une histoire d’autant plus douloureuse pour ses victimes qu’elle vint se fracasser contre le silence et l’indifférence du monde.

1968. L’île Maurice accède à l’indépendance après des années de gouvernance britannique. Mais cette souveraineté a un prix. Les Chagos, rattachées à Maurice, resteront sous domination anglaise. Dans un contexte international plus que sensible, la couronne veut conserver ce petit archipel occupant dans l’océan Indien une situation stratégique. Du jour au lendemain, les habitants sont priés de tout quitter : leur île, leur habitation, leurs animaux... Ils ont une heure pour rassembler leurs maigres affaires et embarquer vers l’inconnu. 

Parmi eux se trouve Marie Ladouceur, avec ses enfants Suzanne et Joséphin, qui n’est encore qu’un bébé. A Maurice, personne n’attend les Chagossiens. Ils sont relégués dans des bidonvilles, réduits à récolter la canne à sucre pour gagner un salaire de misère. 
La plupart d’entre eux ne savent ni lire ni écrire et doivent apprendre les règles d’un monde dont ils ignorent tout, eux qui vivaient de leurs propres ressources et du troc, sur des îles où n’existaient ni acte de propriété ni acte de naissance ou de mariage. Dans ces conditions, il sera si facile pour l’Angleterre de les berner lorsqu’ils voudront faire reconnaître leurs droits...

D’hier à aujourd’hui, à travers l’histoire d’une femme déracinée mais déterminée, Caroline nous présente le destin d’un peuple auquel tout fut arraché et dont pourtant la plupart d’entre nous ne savons rien. Conjuguant le souffle romanesque avec les exigences d'une scrupuleuse rigueur documentaire, elle dévoile la violence et l’ignominie d’un effroyable épisode historique. Mais en ponctuant son récit des souvenirs et des réflexions de Joséphin devenu adulte, elle révèle combien le combat de ce peuple reste vivace. Tout comme Joséphin reprenant à son compte la colère de sa mère, les Chagossiens demeurent  en effet déterminés à faire reconnaître leurs droits, n’hésitant pas à porter leurs revendications devant la cour internationale de La Haye, où Caroline les a d'ailleurs accompagnés.

Avec ce roman, elle nous donne ainsi accès à l’envers d’une carte postale paradisiaque que nous croyions connaître. Gageons qu’au-delà de l’émotion de la lecture, ce récit donnera aussi un écho plus large au légitime combat des Chagossiens.


13 commentaires:

  1. Je ne connaissais rien de cette histoire.... Merci pour votre article. Bonne journée.

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    1. Je crois que très peu de monde la connaît... ou la connaissait.

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  2. Quelle belle réussite ce deuxième roman ! C'est la journée de Caroline aujourd'hui, les billets fleurissent et je m'en réjouis autant pour sa plume, sa voix que pour cette histoire et ce combat auxquels il convient de donner une visibilité dont ils ont cruellement manqué jusqu'à présent.

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  3. Je ne connaissais pas non plus ce drame.

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    1. La littérature est un excellent vecteur de découverte...

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  4. Je n'ai pas lu Et soudain la liberté, je ne connais pas Les Chagos, et tu me donnes furieusement envie de découvrir l'auteure et ce roman.

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  5. je ne connaissais pas non plus... Donc très envie de découvrir :-)

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  6. j'avais adoré Et soudain, la liberté, et j'ai été ravie de retrouver Caroline avec Rivage de la Colère, j'ai été emportée par ce livre, par son souffle romanesque, mais aussi par la façon dont elle met en lumière ce drame historique,

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  7. Mon premier coup de ❤️ de l’année 😉

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    1. Une belle façon d'ouvrir une nouvelle année de lecture ;-)

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