Entretiens

lundi 13 janvier 2020

Le consentement


Vanessa Springora

Grasset, 2020


Grand prix du document des lectrices de Elle 2020



Il est des livres dont il est particulièrement difficile de parler. Difficile parce qu’au-delà de leurs qualités intrinsèques, ils débordent largement le champ de la littérature. Mais c’est aussi, me semble-t-il, ce qui fait leur intérêt. 

On peut s’étonner de l’incroyable retentissement que connaît la sortie du livre de Vanessa Springora, et l’auteure en est peut-être elle-même la première surprise, elle qui n’avait jusqu’alors connu qu’un silence complaisant...

Inutile de rappeler ce dont il est question, il y a peu de chances que vous l’ignoriez - et dans l’hypothèse peu probable où ce serait le cas, il vous suffirait de taper le nom de l’auteure sur Internet pour en découvrir tous les détails... Mais peut-être est-ce là, justement, que le bât blesse. Car cette histoire était largement connue. Gabriel Matzneff (G. dans le livre) n’a en effet jamais fait mystère de son goût pour «les moins de 16 ans» -  qui incluait les adolescentes, mais aussi les petits garçons dont il allait se repaître en Asie - un goût dont il faisait la matière même de certains de ses livres, longtemps reçus avec ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une hallucinante déférence. 

Il aura fallu attendre plus de trente ans pour que la voix de l’une de ses victimes se fasse entendre. Trente ans, pour que Vanessa Springora puisse sortir de sa douleur, dominer ses angoisses, surmonter son sentiment de culpabilité, scruter ce qu’elle a vécu et y mettre des mots. 
Et ces mots sont d’une admirable justesse. Ils ne doivent rien à un désir de vengeance. Le style sobre, ponctué de quelques formules d’une glaçante expressivité donne au texte une force qui impose le respect. Vanessa Springora explique le contexte - familial, social, sociologique - qui a permis à Matzneff de faire d’elle sa proie. Elle analyse avec finesse et précision la nature des liens qui l’unissaient à l’écrivain aux différents stades de leur relation et jusque bien après la rupture qu’elle a eu le courage et la lucidité de lui imposer. 
Elle explique surtout l’impact démesuré qu’a eu son statut d’écrivain. Notamment parce qu’ayant été élevée dans un milieu littéraire, la jeune Vanessa ne pouvait qu’être sensible à son aura. Mais c’est surtout la déflagration qui a suivi leur séparation qu’elle met parfaitement en lumière. Faisant des jeunes gens qu’ils consommait les personnages de ses livres, Matzneff les dépossédait de leur identité et les figeait dans une image sur laquelle ils n’avaient aucune prise. De sorte que l’ogre gardait à jamais ces enfants captifs. 
Comme Vanessa Springora le dit elle-même, écrire à son tour un livre était le seul moyen de reprendre possession de qu’il lui avait volé. 

C’est pourquoi reprocher à Vanessa Springora d’«exploiter» son histoire dans un contexte post #metoo est un non-sens. Quand bien même celui-ci aurait été l’ultime déclic qui lui a permis de s’exprimer enfin, on ne saurait lui en tenir grief. Ce mouvement libère, plus ou moins consciemment, une parole trop longtemps étouffée, trop longtemps ignorée, trop longtemps discréditée. Et s’il a ici joué ce rôle, eh bien tant mieux ! 

Mais le livre est une chose, sa réception en est une autre, et il me semblerait pertinent que nous nous interrogions sur la nature de l’émotion qu’il soulève. Pourquoi suscite-t-il autant de réactions plus ou moins vives, plus ou moins hasardeuses ? Pourquoi un tel degré d’exposition médiatique (sans précédent pour un livre : le 20 heures, la une des journaux nationaux, de nombreuses émissions sur France Culture (très éclairantes, au demeurant) ou ailleurs ? Pourquoi retirer brutalement de la vente les écrits de Matzneff, alors qu’en 2013 encore l’écrivain était distingué par un prix (il faut relever d’ailleurs la manière dont celui-ci est légitimé) ? Serait-ce une manière de s’exonérer de toute remise en question ? D’éviter d’analyser tout ce qui entoure cette affaire ? Evolutions législatives, auscultation des époques, conception du métier d’éditeur (la postface de Vanessa Springora est à cet égard très intéressante), statut de la littérature et de l’écrivain - ou plus largement de l’artiste -, sanctuarisation des oeuvres... ce livre ouvre un champ de réflexions très vaste et, pour cela sans doute, difficile à appréhender. Je suis certaine que ce livre ne restera pas lettre morte. Mais comme toujours en pareil cas, il faudra attendre que les esprits s’apaisent...




15 commentaires:

  1. J'espère pouvoir lire ce livre, je comprends qu'il soit ensuite difficile d'en parler; n'entendant plus parler de GM depuis des années (je ne suis pas l'actualité littéraire à ce point l à) , je ne savais même pas s'il vivait encore, en tout cas son penchant pour les jeunes était bien connu (je dois être assez âgée pour ne avoir entendu parler)

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    1. Personnellement, je connaissais son nom, mais je n'avais aucune idée de ses agissements...

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  2. Je pense que nous ne sommes qu'au début des réactions, tellement le problème des abus sexuels sur les enfants est important dans toute la société. La bonne nouvelle, c'est que ça ne passe plus aussi facilement. Maintenant, il faudra du temps pour faire vraiment bouger les choses. En attendant, Vanessa Springora a eu beaucoup de courage et son livre restera. Sans compter le réconfort qu'il doit apporter à d'autres victimes qui n'oseront jamais parler, mais se sentiront moins seules.

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    1. Oui, elle-même a pu dire que certains récits l'avaient aidée. Même si, comme tu le dis, il faut du temps pour faire bouger les choses, ce type de prise de parole y contribue. Il apporte sa pierre à un mouvement que j'espère être une lame de fond.

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  3. j'ai trouvé également que Vanessa Springora expliquait bien le mécanisme de domination (contexte et célébrité) qui s'est mis en place... son texte est sobre et pertinent... et comme toi je m'interroge sur l'incroyable succès de ce livre et sur son impact - et sur les retournements de situation à la chaine, entre les éditeurs qui retirent ses publications, les journalistes qui invitaient Matzneff et qui aujourd'hui invitent Vanessa Springora...

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    1. Disons qu'il y a un réveil salutaire des consciences... c'est la version optimiste. La version pessimiste dirait que certains doivent se refaire une virginité (si je peux oser le terme dans ce contexte).

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  4. Tu as raison, il y a toutes les réactions à chaud, pas toujours pour de bonnes raisons en ce qui concerne les medias. Et puis il y aura le temps de la réflexion, l'impact que peut avoir ce témoignage dans la prise de conscience d'une société toujours lente à faire évoluer ses mentalités comme on peut s'en rendre compte dans l'essai d'Ivan Jablonka paru à en septembre, Des hommes justes où il remonte le long fil de la société patriarcale (ceci expliquant aussi un peu cela). Il y a de fortes chances pour que ce livre me parvienne le mois prochain dans le cadre du Grand Prix des Lectrices de ELLE (il est en lecture dans le jury de mars pour la catégorie documents) et je ne suis pas mécontente de laisser passer le tsunami médiatique avant d'y jeter un oeil...

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    1. D'habitude, ce genre de raz-de-marée a tendance à me faire fuir. Mais la personnalité de l'auteure (une éditrice) et le sujet m'ont ici incitée à le lire dès sa sortie. Une fois n'est pas coutume...

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  5. En voila un qui ne me fait pas envie du tout. Mais chapeau bas pour ton analyse du texte et des remous qu'il suscite, tu as pris le temps d'argumenter clairement ton point de vue, c'est très intéressant.

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    1. Merci Jérôme. Je suis d'autant plus touchée que j'ai hésité à écrire dessus. Il y a déjà tellement de bruit, je ne voyais pas ce que je pouvais apporter. Mais j'avais aussi besoin de mettre les choses au clair avec moi-même...

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  6. il y a des réactions déconcertantes: l'accuser de surfer sur la vague #metoo c'est à vomir aussi, de même que toutes ses excuses ou regrets tardifs d'avoir encenser G. J'ai refusé d'écrire son nom dans ma chronique, ce serait lui faire trop d'honneur..
    sa manière d'écrire m'a plu.
    J'espère seulement qu'elle ne se fera pas juger à LGL ce que je redoute et qu'elle s'en est vraiment sortie.
    Je vais regarder l'émission pour cela et non par voyeurisme
    l'étude de la mère relève de la non assistance à personne en danger mais cela la flatte tellement...

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    1. Ecoute, d'après ce que je sais, il va s'agir dans un premier temps d'un entretien en tête à tête, suivi d'une analyse de personnalités travaillant sur ce type de sujet. Donc je pense - j'espère - que ce sera un échange posé et non une tribune cherchant la faille et le buzz, comme la télé en a le secret...

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  7. Je pense que je le lirai dans quelques temps, quand les émotions se seront apaisées.

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    1. Comme de nombreux lecteurs, sans doute. Ce qui est tout à fait compréhensible.

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  8. Après avoir regardé et bien écouté les intervenants de LGL, j'ai eu très envie de lire ce qu'a écrit V Springora; son écriture distanciée conduit au respect, à l'admiration.
    Comme l'ont dit tous les intervenants, ce livre va faire bouger les lignes, notamment dans le domaine juridique.

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