Vanessa Springora
Grasset, 2020
Grand prix du document des lectrices de Elle 2020
Il est des livres dont il est particulièrement difficile de parler. Difficile parce qu’au-delà de leurs qualités intrinsèques, ils débordent largement le champ de la littérature. Mais c’est aussi, me semble-t-il, ce qui fait leur intérêt.
On peut s’étonner de l’incroyable retentissement que connaît la sortie du livre de Vanessa Springora, et l’auteure en est peut-être elle-même la première surprise, elle qui n’avait jusqu’alors connu qu’un silence complaisant...
Inutile de rappeler ce dont il est question, il y a peu de chances que vous l’ignoriez - et dans l’hypothèse peu probable où ce serait le cas, il vous suffirait de taper le nom de l’auteure sur Internet pour en découvrir tous les détails... Mais peut-être est-ce là, justement, que le bât blesse. Car cette histoire était largement connue. Gabriel Matzneff (G. dans le livre) n’a en effet jamais fait mystère de son goût pour «les moins de 16 ans» - qui incluait les adolescentes, mais aussi les petits garçons dont il allait se repaître en Asie - un goût dont il faisait la matière même de certains de ses livres, longtemps reçus avec ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une hallucinante déférence.
Il aura fallu attendre plus de trente ans pour que la voix de l’une de ses victimes se fasse entendre. Trente ans, pour que Vanessa Springora puisse sortir de sa douleur, dominer ses angoisses, surmonter son sentiment de culpabilité, scruter ce qu’elle a vécu et y mettre des mots.
Et ces mots sont d’une admirable justesse. Ils ne doivent rien à un désir de vengeance. Le style sobre, ponctué de quelques formules d’une glaçante expressivité donne au texte une force qui impose le respect. Vanessa Springora explique le contexte - familial, social, sociologique - qui a permis à Matzneff de faire d’elle sa proie. Elle analyse avec finesse et précision la nature des liens qui l’unissaient à l’écrivain aux différents stades de leur relation et jusque bien après la rupture qu’elle a eu le courage et la lucidité de lui imposer.
Elle explique surtout l’impact démesuré qu’a eu son statut d’écrivain. Notamment parce qu’ayant été élevée dans un milieu littéraire, la jeune Vanessa ne pouvait qu’être sensible à son aura. Mais c’est surtout la déflagration qui a suivi leur séparation qu’elle met parfaitement en lumière. Faisant des jeunes gens qu’ils consommait les personnages de ses livres, Matzneff les dépossédait de leur identité et les figeait dans une image sur laquelle ils n’avaient aucune prise. De sorte que l’ogre gardait à jamais ces enfants captifs.
Comme Vanessa Springora le dit elle-même, écrire à son tour un livre était le seul moyen de reprendre possession de qu’il lui avait volé.
C’est pourquoi reprocher à Vanessa Springora d’«exploiter» son histoire dans un contexte post #metoo est un non-sens. Quand bien même celui-ci aurait été l’ultime déclic qui lui a permis de s’exprimer enfin, on ne saurait lui en tenir grief. Ce mouvement libère, plus ou moins consciemment, une parole trop longtemps étouffée, trop longtemps ignorée, trop longtemps discréditée. Et s’il a ici joué ce rôle, eh bien tant mieux !
Mais le livre est une chose, sa réception en est une autre, et il me semblerait pertinent que nous nous interrogions sur la nature de l’émotion qu’il soulève. Pourquoi suscite-t-il autant de réactions plus ou moins vives, plus ou moins hasardeuses ? Pourquoi un tel degré d’exposition médiatique (sans précédent pour un livre : le 20 heures, la une des journaux nationaux, de nombreuses émissions sur France Culture (très éclairantes, au demeurant) ou ailleurs ? Pourquoi retirer brutalement de la vente les écrits de Matzneff, alors qu’en 2013 encore l’écrivain était distingué par un prix (il faut relever d’ailleurs la manière dont celui-ci est légitimé) ? Serait-ce une manière de s’exonérer de toute remise en question ? D’éviter d’analyser tout ce qui entoure cette affaire ? Evolutions législatives, auscultation des époques, conception du métier d’éditeur (la postface de Vanessa Springora est à cet égard très intéressante), statut de la littérature et de l’écrivain - ou plus largement de l’artiste -, sanctuarisation des oeuvres... ce livre ouvre un champ de réflexions très vaste et, pour cela sans doute, difficile à appréhender. Je suis certaine que ce livre ne restera pas lettre morte. Mais comme toujours en pareil cas, il faudra attendre que les esprits s’apaisent...