Pauline Hillier
La Manufacture de Livres, 2023
Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis.
Une voiture sillonne les rues de la ville. A son bord, une jeune Française voit le paysage défiler comme dans un mauvais film. Le policier qui l’accompagne la met en garde : là où on la conduit, elle sera entourée de femmes dangereuses.
Elle est exténuée, cela fait des heures qu’on lui parle dans une langue qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne s’est pas changée, qu’elle est accablée par une chaleur écrasante. Quand enfin le véhicule s’arrête, c’est pour la reléguer entre les murs de la Manouba. La prison pour femmes de Tunis.
Aussitôt, elle est assaillie par l'odeur pestilentielle et le bruit assourdissant de la complainte des prisonnières. Elle signe de son empreinte digitale un procès-verbal, rédigé en arabe, qui lui reste impénétrable. Elle est contrainte de se soumettre à une humiliante fouille au corps, elle est sale, elle ruisselle de sueur, elle a peur. La voici jetée dans une cellule de trente mètres carrés. Avec vingt-huit autres détenues.
On ne saura pas, ou tardivement, ce qui l’a conduite ici. On comprend toutefois que cette jeune touriste est inoffensive, qu’elle n’a pas commis d’acte répréhensible - aux yeux de notre loi. Son jugement va d’ailleurs faire la une de l’actualité tant française que tunisienne, avec des approches opposées, et son maintien en détention faire l’objet de tractations diplomatiques.
En attendant sa libération - dans trois jours ? trois semaines ? trois mois ? - il va falloir tenir le coup. Endurer la promiscuité, faire face à l’ennui de journées qui s’étirent interminablement, se contenter d’une hygiène plus que rudimentaire, supporter la chaleur accablante, respecter des règles qu’elle méconnaît, ignorer les cafards qui courent sur les couchettes, sans parler des rats, se soumettre à la perfidie des gardiennes. Et tenter d’échapper aux mauvais traitements que ne vont pas manquer de lui infliger les criminelles qui l’entourent.
A peine est-elle arrivée que l’une d’elles lui fournit une tenue « décente » - et propre : une chemise et un pantalon informe qu’elle doit maintenir avec sa main pour qu’il ne lui tombe pas sur les chevilles… Se serait-elle déjà fait extorquer son jean et son débardeur ? Mais une certaine Hafida se met à lui parler, doucement, et lui offre un morceau de pain.
Tel un oisillon tombé du nid, la jeune femme se joint à ses nouvelles compagnes. Même si elle ne comprend rien à leurs conversations, elle rit lorsque les autres rient et reproduit leurs gestes pour se fondre dans le décor. Si la plupart ne lui manifestent guère plus que de l’indifférence, Hafida la prend sous son aile. Pour la jeune femme, c’est un réconfort inespéré. Dans un élan de communion, elle se saisit de sa main et, se remémorant les gestes de sa mère qu’elle s’était autrefois amusée à imiter, elle suit de son doigt les lignes de sa paume. Saurait-elle lire l’avenir ? Hafida lui demande de déchiffrer ce qu’elle voit. Mais, très vite, c’est elle qui prend la parole pour se raconter. Elle menait une vie confortable et rangée dans les beaux quartiers de Tunis, mais fut peu à peu assaillie par un sentiment d’asphyxie. L’envie de sortir des cadres, d’éprouver de l’exaltation. Une « petite bêtise », un premier achat secrètement effectué. D’autres suivent. Jusqu’à la sortie de route.
Les autres les ont observées. Désormais, toutes veulent s’entretenir avec celle qui est devenue La Voyante. Mais, comme Hafida, ce sont surtout elles qui vont se raconter, délivrant autant d’histoires singulières et propres à susciter la compassion, voire l’indignation. Ce ne sont pas toutes des criminelles, loin s’en faut. Elles sont souvent là pour des délits mineurs, victimes de leur jeunesse, de leur inexpérience ou de l’arbitraire de jugements prononcés par des hommes pour des hommes. Et si l’une a tué dans un déchaînement de violence assumé, le récit de ce qui l’a amenée à commettre ces actes est glaçant.
De confidence en confidence, une complicité se noue entre ces femmes de tous âges et de condition différente. Coupées du monde, abandonnées parfois de leurs proches, elles recréent une forme de famille qui leur permet de rester en vie.
Ce roman m’a rappelé un livre qui ne dira sans doute pas grand chose à grand monde, mais qui m’avait fortement impressionnée à la fin de mon adolescence et dont je conserve un souvenir vif et déchirant : celui de la Russe Julia Voznesenskaya, Le Décaméron des femmes, dans lequel une dizaine de jeunes accouchées réunies dans un hôpital de Leningrad se racontaient à tour de rôle les événements marquants de leur existence. A travers leurs récits personnels, c’est la manière dont la société soviétique pesait sur la condition féminine que l’auteure révélait. Pauline Hillier procède de la même manière, et de son livre se dégagent la même émotion, le même élan de solidarité, la même force, faisant naître chez le lecteur le même sentiment de révolte. Un sentiment accru lorsqu'on sait que ce livre est inspiré de ce qu'a réellement vécu l'auteure. Quelque chose me dit que ces Contemplées me marqueront d’une empreinte aussi durable. Et je souhaite à toutes les lectrices - et aux lecteurs aussi - de connaître le même saisissement que celui qui m'a étreinte en lisant ces deux livres.
Coincidence! J'ai emprunté hier Le décaméron des femmes, roman dont j'ignorais jusqu'à l'existence!!!
RépondreSupprimerOh c'est fou, ça ! Que je suis heureuse que ce livre circule encore et continue d'être lu ! Lorsque je l'ai moi-même lu, j'étais très jeune, ne connaissais de l'URSS que ce que j'en avais appris en cours d'histoire et, même si ma mère m'a élevée au lait d'un féminisme forcené (d'où le fait qu'elle m'ait passé ce roman alors que je ne lisais que du XIXe français !), je n'avais pas encore véritablement éprouvé la réalité de ce qu'est la condition féminine. J'ai hâte d'avoir ton retour sur ce livre ! Je te souhaite une excellente lecture. (Et ensuite, tu pourras enchaîner avec ces Contemplées ;-)
SupprimerMon oeil radar s'est arrêté sur la tranche du livre, j'ignore pourquoi. Sans doute que je cherchais un autre auteur dans le V. Un poche actes sud de 2001
SupprimerEh bien toutes mes félicitations : tu es dotée d'un excellent radar ! Quant à moi je l'avais lu en grand format. Autant de dire que c'était au siècle dernier...
SupprimerMa bibliothèque ne l'a pas. Je vais leur demander s'il pense le commander. (je ne me souviens pas avoir entendu parler du "décaméron des femmes").
RépondreSupprimerC'est vieux... Je ne saurais dire si Le Décaméron avait fait du bruit à sa sortie. A l'époque, je vivais au XIXe et ne me préoccupais absolument pas de rentrée littéraire :-D
SupprimerTu donnes envie de découvrir ces femmes.
RépondreSupprimerJ'espère que tu les découvriras effectivement. Elles en valent la peine.
SupprimerJe suis tombée par hasard sur ce roman grâce à ma libraire. J'ai aussi lu le billet de Keisha et j'ai adoré. Un très grand roman avec des femmes que l'on n'oublie pas. Et les conditions de survie dans la prison font froid dans le dos. Par ailleurs, je trouve que c'est très bien écrit. Bonne journée.
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