Entretiens

lundi 27 mars 2023

Matrix


Lauren Groff
L’Olivier, 2023


Traduit de l’américain par Carine Chichereau



De Marie de France, on ne sait que très peu de choses. Née au XIIe siècle, elle fut la première femme à écrire en langue vulgaire et l’une des précurseures de l’amour courtois. Même réduite à sa plus simple expression, la biographie d’une femme qui n’hésita pas à faire fi de sa condition pour s’illustrer dans un domaine réservé aux hommes ne peut aujourd’hui que retenir notre attention. Elle a en tout cas attiré celle de l’Américaine Lauren Groff, qui s’était fait remarquer avec Les Furies.


A partir des rares éléments à nous être parvenus, elle a ainsi imaginé et retracé la longue existence de cette femme à la personnalité bien trempée (sans doute le fallait-il pour, d’une part, se mettre à écrire en signant de son nom et, d’autre part, rompre avec les canons de l’époque en renonçant au latin). Marie, bâtarde de sang royal, aurait été éloignée de la cour et envoyée dans une abbaye en terre anglo-normande où régnait une extrême pauvreté. Mais plus que par le dénuement des nonnes, Marie est heurtée par leur modestie : enfermées dans leur condition, elles se soumettent à la fois à la parole divine et à l’ordre qui leur est socialement imposé sans jamais sortir d’une quelconque manière ni de l’une ni de l’autre pour tenter d’améliorer leur sort. Ce que Marie ne va quant à elle pas manquer de faire, aidée en cela par une stature imposante, instaurant d’emblée une forme d’autorité.


En quelques années, elle transforme cette médiocre abbaye où l’on mourrait de faim et de froid à tour de bras en un établissement prospère où il fait bon vivre. Elle rompt d’abord avec la première des règles qui pose la souffrance comme une vertu cardinale en attribuant désormais les tâches dévolues à chacune en fonction de ses goûts et de ses compétences - ce qui ne manque évidemment pas d’améliorer considérablement le fonctionnement de la communauté. Mais elle n’hésite pas surtout à faire valoir les prérogatives de l’abbaye en allant réclamer son dû à ceux qui en exploitent les terres ainsi qu’à mettre ses pensionnaires à l’abri des assauts masculins au moyen de coûteux et lourds travaux de réaménagement de l’édifice pour le rendre quasiment inaccessible.


La sphère intime n’échappe pas à ce qui s’apparente à une véritable révolution. Marie écrit, comme on le sait, et favorise la lecture et l’activité de copiste parmi ses condisciples. Et puis le corps a également droit de cité : elle rend régulièrement visite à « l’infirmatrix », la soeur chargée des soins, qui prodigue paroles et apaisantes et caresses à toutes celles qui en manifestent le besoin.


Tout au long de sa vie, Marie ne cessera de faire souffler ce vent de liberté et d’émancipation sur l’abbaye, incarnant ainsi aux yeux de Lauren Groff la véritable matrice d’un féminisme ultra-contemporain. Une posture sans doute beaucoup trop avant-gardiste et sulfureuse pour que ses coreligionnaires aient l’audace de poursuivre son action après sa mort. Elles préféreront ainsi détruire son héritage, contribuant ainsi à plonger la figure de Marie dans l’oubli et étouffant pour plusieurs siècles les germes du combat qu’elle avait initié.


Apprécier le degré de véracité de ce roman dépasse largement mes compétences, et là n’est sans doute pas l’essentiel. Ce qui me semble intéressant, c’est la recherche, dans le contexte d’un féminisme aujourd’hui pleinement assumé et revendicatif, de figures tutélaires. A travers ce livre, Lauren Groff veut nous dire combien le combat des femmes en faveur de leurs droits ne date pas d’hier, et l’oppression si violente que les femmes elles-mêmes préférèrent longtemps y renoncer. Elle offre ainsi aux luttes féministes de profondes racines.


Ce qui ajoute à ce roman, c’est le travail porté sur sa forme : le propos est soutenu par une langue riche, parfois inventive (avec ses mots en -ix, dont on ne sait s’ils sont censés nous ramener vers le latin ou au contraire nous propulser dans une modernité anachronique), et un vocabulaire parfois tombé en désuétude qui s’attache à nous immerger dans l’atmosphère médiévale - soulignons au passage le travail remarquable de la traductrice Carine Chichereau. 


Je regrette pour ma part que le livre n’ait pas été écourté de ses quarante ou cinquante dernières pages : bien que les ellipses temporelles s'y multiplient, le récit m’a alors semblé s’étirer un peu en longueur… Pas de quoi toutefois imiter l’abbesse qui succéda à Marie et jeter ces pages au feu. Elles esquissent un portrait dont on a envie de croire que les traits sont conformes à son modèle.

dimanche 19 mars 2023

Les contemplées

Pauline Hillier

La Manufacture de Livres, 2023




Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis.

Une voiture sillonne les rues de la ville. A son bord, une jeune Française voit le paysage défiler comme dans un mauvais film. Le policier qui l’accompagne la met en garde : là où on la conduit, elle sera entourée de femmes dangereuses. 

Elle est exténuée, cela fait des heures qu’on lui parle dans une langue qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne s’est pas changée, qu’elle est accablée par une chaleur écrasante. Quand enfin le véhicule s’arrête, c’est pour la reléguer entre les murs de la Manouba. La prison pour femmes de Tunis.


Aussitôt, elle est assaillie par l'odeur pestilentielle et le bruit assourdissant de la complainte des prisonnières. Elle signe de son empreinte digitale un procès-verbal, rédigé en arabe, qui lui reste impénétrable. Elle est contrainte de se soumettre à une humiliante fouille au corps, elle est sale, elle ruisselle de sueur, elle a peur. La voici jetée dans une cellule de trente mètres carrés. Avec vingt-huit autres détenues.


On ne saura pas, ou tardivement, ce qui l’a conduite ici. On comprend toutefois que cette jeune touriste est inoffensive, qu’elle n’a pas commis d’acte répréhensible - aux yeux de notre loi. Son jugement va d’ailleurs faire la une de l’actualité tant française que tunisienne, avec des approches opposées, et son maintien en détention faire l’objet de tractations diplomatiques.


En attendant sa libération - dans trois jours ? trois semaines ? trois mois ? - il va falloir tenir le coup. Endurer la promiscuité, faire face à l’ennui de journées qui s’étirent interminablement, se contenter d’une hygiène plus que rudimentaire, supporter la chaleur accablante, respecter des règles qu’elle méconnaît, ignorer les cafards qui courent sur les couchettes, sans parler des rats, se soumettre à la perfidie des gardiennes. Et tenter d’échapper aux mauvais traitements que ne vont pas manquer de lui infliger les criminelles qui l’entourent.


A peine est-elle arrivée que l’une d’elles lui fournit une tenue « décente » - et propre : une chemise et un pantalon informe qu’elle doit maintenir avec sa main pour qu’il ne lui tombe pas sur les chevilles… Se serait-elle déjà fait extorquer son jean et son débardeur ? Mais une certaine Hafida se met à lui parler, doucement, et lui offre un morceau de pain. 

Tel un oisillon tombé du nid, la jeune femme se joint à ses nouvelles compagnes. Même si elle ne comprend rien à leurs conversations, elle rit lorsque les autres rient et reproduit leurs gestes pour se fondre dans le décor. Si la plupart ne lui manifestent guère plus que de l’indifférence, Hafida la prend sous son aile. Pour la jeune femme, c’est un réconfort inespéré. Dans un élan de communion, elle se saisit de sa main et, se remémorant les gestes de sa mère qu’elle s’était autrefois amusée à imiter, elle suit de son doigt les lignes de sa paume. Saurait-elle lire l’avenir ? Hafida lui demande de déchiffrer ce qu’elle voit. Mais, très vite, c’est elle qui prend la parole pour se raconter. Elle menait une vie confortable et rangée dans les beaux quartiers de Tunis, mais fut peu à peu assaillie par un sentiment d’asphyxie. L’envie de sortir des cadres, d’éprouver de l’exaltation. Une « petite bêtise », un premier achat secrètement effectué. D’autres suivent. Jusqu’à la sortie de route. 


Les autres les ont observées. Désormais, toutes veulent s’entretenir avec celle qui est devenue La Voyante. Mais, comme Hafida, ce sont surtout elles qui vont se raconter, délivrant autant d’histoires singulières et propres à susciter la compassion, voire l’indignation. Ce ne sont pas toutes des criminelles, loin s’en faut. Elles sont souvent là pour des délits mineurs, victimes de leur jeunesse, de leur inexpérience ou de l’arbitraire de jugements prononcés par des hommes pour des hommes. Et si l’une a tué dans un déchaînement de violence assumé, le récit de ce qui l’a amenée à commettre ces actes est glaçant.


De confidence en confidence, une complicité se noue entre ces femmes de tous âges et de condition différente. Coupées du monde, abandonnées parfois de leurs proches, elles recréent une forme de famille qui leur permet de rester en vie.


Ce roman m’a rappelé un livre qui ne dira sans doute pas grand chose à grand monde, mais qui m’avait fortement impressionnée à la fin de mon adolescence et dont je conserve un souvenir vif et déchirant : celui de la Russe Julia Voznesenskaya, Le Décaméron des femmes, dans lequel une dizaine de jeunes accouchées réunies dans un hôpital de Leningrad se racontaient à tour de rôle les événements marquants de leur existence. A travers leurs récits personnels, c’est la manière dont la société soviétique pesait sur la condition féminine que l’auteure révélait. Pauline Hillier procède de la même manière, et de son livre se dégagent la même émotion, le même élan de solidarité, la même force, faisant naître chez le lecteur le même sentiment de révolte. Un sentiment accru lorsqu'on sait que ce livre est inspiré de ce qu'a réellement vécu l'auteure. Quelque chose me dit que ces Contemplées me marqueront d’une empreinte aussi durable. Et je souhaite à toutes les lectrices - et aux lecteurs aussi - de connaître le même saisissement que celui qui m'a étreinte en lisant ces deux livres.  


lundi 13 mars 2023

Le tribunal des oiseaux

Agnes Ravatn
Actes Sud, 2023

Traduit du néo-norvégien par Terje Sinding



Quelque part en Norvège dans un fjord isolé, Allis Hagtorn arrive chez l’homme qui l’a recrutée en tant qu’aide à domicile. Contrairement à ce qu’elle imaginait, Sigurd Bagge n’est pas un vieillard impotent, mais un quadragénaire au physique imposant. Quant à elle, elle n’a jamais effectué ce type d’emploi et ne connaît rien aux tâches, de jardinage notamment, qui l’attendent. On apprendra rapidement qu’elle ne cherchait qu’à fuir la vie qu’elle menait jusqu’alors.


Sigurd s’exprime peu. Avec Allis, il s’en tient d’abord à une distance sinon hostile, du moins réfrigérante : elle doit attendre qu’il ait terminé de prendre son repas avant de pouvoir s’attabler à son tour, et les quelques paroles auxquelles il consent sont purement utilitaires. En guise de sortie, Allis se rend une fois par semaine à l’épicerie du coin tenue par une femme à peine moins revêche. 


Malgré cet environnement quelque peu inamical, Allis va peu à peu apprivoiser cet homme étrange, qui exerce sur elle un certain pouvoir d’attraction. Des bribes de dialogue vont s’amorcer, parfois coupées net par un Sigurd se refermant aussi inexplicablement que soudainement. Au fil de leurs échanges, la lumière va cependant se lever sur leur parcours et leurs blessures respectifs, sans toutefois rentrer dans les détails. L’auteure entretient une forme de flou qui accentue le caractère insolite de la relation que ces deux individus finissent par nouer, isolés au coeur de la majestueuse nature norvégienne.


J’avoue être restée sur ma faim. Certes, l’auteure sait créer une atmosphère dérangeante et le texte progresse selon un rythme qui ne laisse pas place à l’ennui. Toutefois, je n’ai jamais trouvé crédible l’attrait produit par Sigurd, et je n’ai vraiment pas compris quelles étaient les motivations qui animaient réellement Allis. Autant dire que j’ai eu du mal à m’intéresser à ces personnages et à ce qu’ils ressentaient. Dans la perspective d’un voyage à venir, je me suis rattrapée sur la description des paysages, mais cela n’aura pas suffi à susciter mon enthousiasme…

jeudi 9 mars 2023

Il suffit de traverser la rue

Eric Faye
Le Seuil, 2023



Il suffit de traverser la rue : vous vous souvenez certainement de cette formule présidentielle qui avait fait couler beaucoup d’encre… C’est justement ce que s’apprête à faire Aurélien Babel, journaliste quinquagénaire, au moment de quitter définitivement l’agence de presse qui l’employait. Il a en effet « bénéficié » d’un plan de départs volontaires consécutif à la réorganisation des services exigée par le nouvel actionnaire suédois… Mais avant d’en arriver là, il lui aura fallu mener un véritable parcours du combattant que l’auteur nous relate avec une certaine verve.


Car tel n’était pas le projet de notre bougre, qui se serait bien vu continuer à assurer dans les locaux de la rue Montmartre la veille des dépêches jusqu’au jour de sa retraite. Mais voilà : le monde a changé, il faut s’adapter. Entendez : délocaliser les services tels que la maintenance informatique et externaliser un maximum de fonctions. Y compris les journalistes eux-mêmes. Pourquoi en effet s’encombrer de vieilles badernes rétives à toute forme d’évolution quand on peut s’offrir de jeunes recrues prêtes à toutes les contorsions pour faire leur trou et ce, à un tarif bien plus concurrentiel ! Elles ne connaissent rien au métier ? Une formation express fera l’affaire !


Eric Faye brocarde le monde de l’entreprise à l’heure de la mondialisation, pointant tout à la fois les méthodes de management délétères, la recherche de rentabilité à (très) court terme, la perte de sens au travail, mais aussi le renoncement des salariés à se mobiliser collectivement pour battre en brèche le système qui les broie.


Le tableau qu’il brosse n’est hélas que trop bien connu. Aussi, si juste et bien menée soit cette charge ubuesque, arrivai-je au terme de la première partie du livre avec un léger sentiment de lassitude. Avais-je vraiment envie de continuer à lire un roman qui tendait un miroir si fidèle à ce que nous observons tous les jours ?


Mais le deuxième acte de cette sinistre comédie allait s’ouvrir sur une scène aux échos moins retentissants. Car une fois la situation évaluée puis la décision prise de monter dans la charrette, il n’allait pas être si simple que cela d’y parvenir. Non sans se départir de son humour grinçant, l’auteur évoque la course - voire la compétition - à laquelle se livrent les prétendants à un départ… auquel ceux-ci n’aspiraient pourtant pas ! Satisfaction aux critères de sélection, motivation (!), présentation de projet, autant d’éléments qui doivent nourrir leur dossier pour convaincre du bien-fondé de leur demande. Vous vous croyiez chez Ubu dans la première partie ? La seconde le consacre décidément roi de cet univers déshumanisé et asservissant qu’est celui de l’entreprise… 


Soyons reconnaissants à Eric Faye de son ironie mordante et de la sollicitude dont il fait preuve à l'égard de son personnage, qui sauvent le lecteur d'un désespoir certain. A moins que ce texte ne l’anime au contraire d’une saine et fertile colère ? Il donne au moins une raison d'espérer...



Un roman repéré chez Nicole




samedi 4 mars 2023

Client mystère

Mathieu Lauverjat
Scribes, Gallimard, 2023



« Le travail, c’est la santé ; ne rien faire, c’est la conserver », chantait Henri Salvador. Sans doute le narrateur de ce roman aurait-il dû s’en rappeler le jour où, parcourant les rues de Lille sur son vélo pour livrer une énième pizza, il vint s’encastrer dans un camion. S’il s’en sort sans trop de dommages, le voilà néanmoins dans l’impossibilité de travailler et donc privé de ressources, eu égard à son statut d’auto-entrepreneur. Ce qui ne serait encore qu’un drame mineur si son inactivité, même très temporaire, n’avait pour conséquence de le renvoyer dans les limbes d’un algorithme d’où il avait eu grand peine à émerger au début de sa « carrière ».  


Mais voici qu’à la faveur de ses longues heures d’oisiveté contrainte, il découvre un reportage consacré au mystery shopping, un business récemment apparu mais néanmoins florissant. Ainsi des agences spécialisées envoient-elles le premier pékin venu, qui dans un hôtel, qui dans un  supermarché ou chez un coiffeur, pour vérifier le respect des consignes et d’une charte qualité tout droit venues d’une direction centralisée. Rien de plus simple et de plus séduisant pour notre jeune convalescent qui s’inscrit illico sur l’une des applis idoines. 


Remplissant consciencieusement les grilles d’évaluation et interprétant non moins  impeccablement les rôles de clients, certes mystères, mais néanmoins retors, visant à pousser les employés dans leurs retranchements pour tester leur capacité à faire face aux situations les plus épineuses, il finit par être repéré par la pimpante chief officer de l’agence et par prendre du galon.


Tout irait pour le mieux si sa conscience ne venait le titiller. Car il faut bien faire remonter les imperfections, aussi légères soient-elles. Ainsi la simple enquête de satisfaction peut-elle finir par entraîner des conséquences bien fâcheuses…


Mathieu Lauverjat nous plonge dans les abîmes du travail ubérisé pour en révéler le caractère ubuesque, nous livrant une peinture très éloquente de ses modalités et des méthodes de management sur lesquelles il s’appuie. Certes, il ne se prive pas de recourir à l’arme de l’humour, mais on se demande néanmoins jusqu’à quel point le loufoque qu’il convoque ne reflète pas la réalité et, si l’on rit, c’est d’un rire aussi jaune que celui qui éclabousse la couverture. Chacun pourra aisément reconnaître les éléments de novlangue qu’affectionnent tant aujourd’hui les managers et qui recouvrent ici toute leur vacuité. 

Mais, en la matière, la meilleure trouvaille de ce roman est sans conteste le gimmick dont il est émaillé. Je ne ferais pas l’affront à son auteur de qualifier son texte de « satisfaisant-conforme », mais, si l’on devait évaluer le caractère divertissant de la lecture et la pertinence du propos, il passerait le test haut la main !



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