Lauren Groff
L’Olivier, 2023
Traduit de l’américain par Carine Chichereau
De Marie de France, on ne sait que très peu de choses. Née au XIIe siècle, elle fut la première femme à écrire en langue vulgaire et l’une des précurseures de l’amour courtois. Même réduite à sa plus simple expression, la biographie d’une femme qui n’hésita pas à faire fi de sa condition pour s’illustrer dans un domaine réservé aux hommes ne peut aujourd’hui que retenir notre attention. Elle a en tout cas attiré celle de l’Américaine Lauren Groff, qui s’était fait remarquer avec Les Furies.
A partir des rares éléments à nous être parvenus, elle a ainsi imaginé et retracé la longue existence de cette femme à la personnalité bien trempée (sans doute le fallait-il pour, d’une part, se mettre à écrire en signant de son nom et, d’autre part, rompre avec les canons de l’époque en renonçant au latin). Marie, bâtarde de sang royal, aurait été éloignée de la cour et envoyée dans une abbaye en terre anglo-normande où régnait une extrême pauvreté. Mais plus que par le dénuement des nonnes, Marie est heurtée par leur modestie : enfermées dans leur condition, elles se soumettent à la fois à la parole divine et à l’ordre qui leur est socialement imposé sans jamais sortir d’une quelconque manière ni de l’une ni de l’autre pour tenter d’améliorer leur sort. Ce que Marie ne va quant à elle pas manquer de faire, aidée en cela par une stature imposante, instaurant d’emblée une forme d’autorité.
En quelques années, elle transforme cette médiocre abbaye où l’on mourrait de faim et de froid à tour de bras en un établissement prospère où il fait bon vivre. Elle rompt d’abord avec la première des règles qui pose la souffrance comme une vertu cardinale en attribuant désormais les tâches dévolues à chacune en fonction de ses goûts et de ses compétences - ce qui ne manque évidemment pas d’améliorer considérablement le fonctionnement de la communauté. Mais elle n’hésite pas surtout à faire valoir les prérogatives de l’abbaye en allant réclamer son dû à ceux qui en exploitent les terres ainsi qu’à mettre ses pensionnaires à l’abri des assauts masculins au moyen de coûteux et lourds travaux de réaménagement de l’édifice pour le rendre quasiment inaccessible.
La sphère intime n’échappe pas à ce qui s’apparente à une véritable révolution. Marie écrit, comme on le sait, et favorise la lecture et l’activité de copiste parmi ses condisciples. Et puis le corps a également droit de cité : elle rend régulièrement visite à « l’infirmatrix », la soeur chargée des soins, qui prodigue paroles et apaisantes et caresses à toutes celles qui en manifestent le besoin.
Tout au long de sa vie, Marie ne cessera de faire souffler ce vent de liberté et d’émancipation sur l’abbaye, incarnant ainsi aux yeux de Lauren Groff la véritable matrice d’un féminisme ultra-contemporain. Une posture sans doute beaucoup trop avant-gardiste et sulfureuse pour que ses coreligionnaires aient l’audace de poursuivre son action après sa mort. Elles préféreront ainsi détruire son héritage, contribuant ainsi à plonger la figure de Marie dans l’oubli et étouffant pour plusieurs siècles les germes du combat qu’elle avait initié.
Apprécier le degré de véracité de ce roman dépasse largement mes compétences, et là n’est sans doute pas l’essentiel. Ce qui me semble intéressant, c’est la recherche, dans le contexte d’un féminisme aujourd’hui pleinement assumé et revendicatif, de figures tutélaires. A travers ce livre, Lauren Groff veut nous dire combien le combat des femmes en faveur de leurs droits ne date pas d’hier, et l’oppression si violente que les femmes elles-mêmes préférèrent longtemps y renoncer. Elle offre ainsi aux luttes féministes de profondes racines.
Ce qui ajoute à ce roman, c’est le travail porté sur sa forme : le propos est soutenu par une langue riche, parfois inventive (avec ses mots en -ix, dont on ne sait s’ils sont censés nous ramener vers le latin ou au contraire nous propulser dans une modernité anachronique), et un vocabulaire parfois tombé en désuétude qui s’attache à nous immerger dans l’atmosphère médiévale - soulignons au passage le travail remarquable de la traductrice Carine Chichereau.
Je regrette pour ma part que le livre n’ait pas été écourté de ses quarante ou cinquante dernières pages : bien que les ellipses temporelles s'y multiplient, le récit m’a alors semblé s’étirer un peu en longueur… Pas de quoi toutefois imiter l’abbesse qui succéda à Marie et jeter ces pages au feu. Elles esquissent un portrait dont on a envie de croire que les traits sont conformes à son modèle.