Entretiens

mardi 26 janvier 2021

Là où nous dansions

Judith Perrignon
Rivages, 2021



Tu lâches le nom de la ville, et y a rien besoin d’expliquer, les gens comprennent immédiatement. Ça se corse. Ça saigne. Ça sonne comme un générateur à emmerdes.


Détroit, synonyme de déroute, symbole d’abandon… Une industrie jadis florissante brutalement sinistrée, des maisons désertées par leurs habitants laissant derrière eux un paysage de ruines et de squats livré à des gangs s’affrontant pour défendre les tristes territoires qu’ils se sont appropriés. 

Mais peut-on vraiment réduire l’une des plus grandes villes des Etats-unis à ce laconique constat ?


La journaliste Judith Perrignon a été envoyée sur place pour rendre compte de la situation et a été saisie par une vitalité qu’elle ne s’attendait pas à trouver. Sans doute parce qu’elle s’est intéressée à ceux qui y sont restés et qui ont continué à y vivre ; sans doute aussi parce qu’elle a fouillé son histoire et qu’elle l’a mise en perspective avec ce qui s’y passe aujourd’hui ; sans doute encore parce qu’elle a écouté battre son pouls, elle y a vu bien autre chose que ces clichés et a voulu donner une autre image de cette ville à travers un roman.


Car on l’a parfois oublié, Détroit n’a pas été qu’un centre industriel. Elle a été le berceau de la Motown, elle a vu naître les plus grands artistes noirs qui ont fait la gloire de la musique made in USA dans le dernier tiers du XXe siècle : Diana Ross et les Suprêmes, Stevie Wonder et d’autres en sont les enfants. Aujourd’hui comme hier, quiconque voit le jour à Détroit écoute, vibre et joue de la musique. Des plasticiens s’y rassemblent également dans de véritables foyers d’énergie et de créativité. 


Remontons aux années 30. Eleanor Roosevelt porte le projet de sortir les Noirs des taudis auxquels ils sont confinés pour leur permettre l’accès à des logements décents. Le Brewster Project est lancé. Dans le même temps, l’essor de l’industrie automobile remodèle entièrement la ville qui devient celle de tous les records, de tous les excès : plus grand centre commercial, plus grande bibliothèque...  Véritable emblème du rêve américain, elle s’étend sur des kilomètres. Peu de buildings, mais surtout des alignements de petites maisons individuelles dans des quartiers reliés entre eux par des autoroutes entaillant la ville. C’est le triomphe du rêve américain : un emploi, une maison, une voiture.

Vous connaissez la suite, tout a volé en éclat avec la chute de l’industrie automobile, avant que la crise des subprimes ne vienne donner le coup de grâce, jetant des familles entières à la rue.

Mais Detroit semble aujourd'hui de nouveau susciter la convoitise des financiers et autres promoteurs immobiliers qui font leur retour pour remodeler la ville et en tirer de juteux bénéfices… au risque de reproduire les erreurs du passé.


C’est toute cette histoire que relate Judith Perrignon à travers celle du Brewster Project et de ses habitants, faisant des allers-retours entre les différentes époques et divers personnages. C’est à mon sens la force et la faiblesse de ce récit qui offre certes une intéressante profondeur de vue, mais qui produit aussi une certaine confusion. On s’intéresse finalement assez peu au jeune homme trouvé mort dans les décombres du Brewster Project alors que sa découverte ouvre le récit et que l’enquête qu’elle génère est censée en être le socle. Quant aux autres protagonistes, certains m'ont semblé un peu perdus dans le tourbillon de la narration.

Peut-être aura-t-il manqué une colonne vertébrale un peu plus solide pour rendre ce récit fort bien documenté aussi captivant et vibrant que celui qui rendait compte de la ferveur populaire suscitée naguère par la figure de Victor Hugo. Là où nous dansions n’en reste pas moins un livre sensible et fort instructif sur une ville dont on ne connaît souvent guère plus que quelques stéréotypes.






14 commentaires:

  1. J'ai entendu l'auteure l'autre jour à Boomerang je crois. Elle est intéressante, mais je ne suis pas très attirée par son roman.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je l'ai écoutée aussi. Elle était effectivement convaincante, et son propos est très intéressant. Mais elle n'a pas trouvé tout à fait la bonne forme, selon moi.

      Supprimer
  2. J'en attendais beaucoup et je relève les mêmes défauts que toi, pour l'instant je l'ai laissé de côté, je le finirai peut être plus tard

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce n'est jamais très bon quand on met un livre de côté... Personnellement, je ne les reprends jamais ;-)

      Supprimer
  3. Je lirai donc en priorité son précédent ouvrage.

    RépondreSupprimer
  4. J'avais lu Il était une ville de Thomas B Reverdy il y a quelques années sur ce thème... Je n'ai jamais lu cette autrice.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Moi aussi, et j'y ai évidemment beaucoup pensé en lisant celui-ci.

      Supprimer
  5. Suis assez en phase avec toi... Chronique à venir. Il me semble avoir été plus captivée par Il était une ville de Thomas Reverdy et le destin de Detroit.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je l'avais lu aussi et j'y ai bien sûr beaucoup pensé en lisant ce roman. Je me souviens avoir été happée par l'atmosphère que l'auteur installait. Toutefois, dans mon souvenir, il y avait davantage de nostalgie et moins d'énergie et de vitalité. Reverdy insistait beaucoup sur l'aspect déserté et déliquescent de Détroit. En dépit de mes réserves sur le roman de Judith Perrignon, ce que j'y ai apprécié, c'est l'énergie qu'elle a réussi à restituer, contredisant d'une certaine manière l'image d'Epinal que l'on a de cette ville. Et puis, on voit bien qu'il s'y passe de nouveau des choses, avec tous les risques de dérive que peut à nouveau apporter la spéculation immobilière. Comme si aucune leçon n'avait été tirée...
      En tout cas, j'ai appris beaucoup de choses en le lisant. Et, à l'issue de cette lecture, à la différence de celle d'Il était une ville, mon image de Détroit a évolué. Et ça, je trouve ça pas mal du tout !

      Supprimer
  6. Je ne suis pas trop tentée car je n'avais pas aimé Les faibles et les forts, précédent roman qui se déroulait aussi aux États-Unis. Le style ne m'avait pas fait adhérer au sujet pourtant intéressant.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne l'avais pas lu. Peut-être est-elle moins à l'aise pour parler des Etats-Unis que de son propre pays ?
      Quoi qu'il en soit, je trouve que c'est quelqu'un qui apporte vraiment des éclairages instructifs sur les sujets dont elle s'empare.

      Supprimer
  7. Un roman que j'ai bcp aimé et qui restera longtemps dans mes pensées.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Malgré mes réserves, il ne manque pas d'intérêt et j'ai appris beaucoup de choses à sa lecture.

      Supprimer