Entretiens

jeudi 12 novembre 2020

Ma sombre Vanessa

Kate Elizabeth Russel
Les Escales, 2020


Traduit de l’américain par Caroline Bouet




Vanessa Wye n’a pas quinze ans quand son professeur de lettres, Jacob Strane, pose furtivement la main sur son genou. Déjà, les remarques qu’il lui avait faites, les paroles qu’ils avaient pu échanger, avaient enflammé son esprit. L’adolescente interprète chaque mot, chaque geste, pour se demander aussitôt si elle ne fait pas fausse route… Elle s’imagine en sa compagnie. Entre ses bras, peut-être ? Lorsqu’il lui confie son exemplaire de Lolita, le doute ne semble plus permis. Et lorsqu’il lui demande la permission de l’embrasser, la jeune fille s’offre à lui avec autant d’émoi que d’ingénuité. 

Si elle éprouve une vive douleur au cours de leur premier rapport sexuel, si elle ne cessera jamais de se sentir écrasée par le corps massif de Strane, Vanessa veut pourtant se montrer à la hauteur. Elle n’est pas une gamine, en tout cas elle n’est pas comme les autres : il ne cesse de le lui répéter. Sans compter qu’il sait lui procurer du plaisir en lui écartant résolument les cuisses pour y enfouir son visage, dût-elle se sentir dépossédée de son propre corps. Et puis, le quadragénaire se montre toujours prévenant à son égard : il ne fait aucun geste sans recueillir son assentiment explicite, reportant ainsi sur elle l’entière responsabilité de leurs actes. 


Même après qu’elle aura quitté le lycée, son professeur ne cessera de la hanter, la privant de toute possibilité de s’unir à un autre homme. Des années plus tard, lorsqu’une jeune étudiante déclarera publiquement avoir été abusée par ce même enseignant, Vanessa se trouvera sommée de revoir son histoire à l’aune de ces révélations. Se refusant à modifier le regard qu’elle porte sur la nature de leur relation et à remettre en cause l’édifice sur lequel elle s’est construite, elle devra toutefois faire face à son sentiment de culpabilité.


Qu’on le prenne comme une relecture de Lolita ou comme l’un des premiers, voire le premier roman de l’ère MeToo, il ne fait aucun doute que ce récit offre un large écho aux questions soulevées par ce mouvement. Pourtant, y voir là une simple démarche opportuniste serait une erreur. Au-delà des multiples témoignages que l’on a pu lire ces dernières années, le recours à la fiction permet d’apporter un éclairage extrêmement précieux sur les mécanismes psychologiques à l’oeuvre dans ce type de relation. L’auteure prend en effet le temps d’entrer dans la peau et surtout dans la tête de son personnage pour traduire tout ce qu’il ressent et le cheminement qui en découle. Démontant parfaitement la manière dont l’adulte prend l’ascendant sur une jeune personnalité en train d’éclore, elle révèle parfaitement comment l’impensable peut se produire. Elle met surtout en évidence la complexité de ce que peut penser et ressentir une jeune fille prise dans les rets d’une telle situation. 

En alternant les chapitres où l’héroïne retrace pas à pas son histoire avec ceux où, quinze ans plus tard, on voit celle-ci échouer à dépasser cette expérience originelle, l’auteure va plus loin encore et expose toutes les conséquences psychologiques qu’entraîne une relation qui avait pourtant pu être perçue comme consentie. 


Et voilà. Ce mot crucial est lâché. Cette notion au coeur de tous les débats, car si difficile à cerner. Si le sujet de ce livre et le prénom de son héroïne rappellent immanquablement le bouleversant récit de Vanessa Springora, il ne faut rien y voir de plus qu’une coïncidence puisque les deux ouvrages sont sortis plus ou moins simultanément de part et d’autre de l’Atlantique. Mais il est certain que ce roman entre furieusement en résonance avec le témoignage de celle qui ébranla le monde littéraire français voici quelques mois. Il n’en apparaît que plus pertinent et passionnant à lire.



Lire aussi l'excellent billet de Nicole

14 commentaires:

  1. Oui, hein... c'est intéressant la résonance entre les deux livres et la façon dont l'un éclaire l'autre. Ce roman est bien ficelé et assez glaçant.

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    1. Oui, c'est troublant, même (surtout compte tenu de la coïncidence des prénoms). Je trouve aussi que ce récit est vraiment très très bien mené.
      L'auteure assure que ce roman n'a rien d'autobiographique. Elle parvient pourtant à traduire tous les tourments, les questionnements, les dénis avec une incroyable acuité. J'imagine qu'elle a dû sacrément se documenter sur la question, et rencontrer sûrement des victimes pour traduire tout cela avec autant de finesse.

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  2. Toujours pas très tentée par le thème...

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  3. Je l'ai noté, mais je voulais laisser passer du temps après la lecture de Vanessa Springora. J'attendrai le poche. Des livres sur la manipulation des femmes par les hommes en position depouvoir j'en ai lu il y a déjà une bonne vingtaine d'années, mais c'était marginal (et parce que j'étais dans un milieu professionnel de protection de l'enfance). J'apprécie que l'on entre enfin aujourd'hui dans le vif du sujet. Ce n'est que le début.

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    1. Effectivement, je pense qu'il s'agit d'un mouvement de fond que, bien entendu, je soutiens de toutes mes forces !

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  4. Je ne veux pas lire le texte de Vanessa Springora, je suis davantage tentée par un roman outre atlantique, sur ce thème.

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    1. Il se fond étonnamment écho, mais, encore une fois, ils n'ont rien à voir l'un avec l'autre. N'hésite pas à lire le roman, il est troublant.

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  5. Je m'étais demandé si les deux romans partageait un personnage commun.

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  6. je l'avais noté... J'ai lu le livre de Vanessa Springora alors j'attendrai un peu pour lire un autre livre sur ce thème, même si c'est un roman :-)

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    1. Le traitement n'a absolument rien à voir. Et ce roman se lit d'une traite.

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  7. Je viens de le dévorer et de le chroniquer (et je te cite comme inspiratrice, rien que ça !). j'ai beaucoup aimé ! Une lecture captivante et ensorcelante ...

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