Javier Cercas
Actes Sud, 2018
Traduit de l'espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon
Ecrire ou ne pas écrire l’histoire de son grand-oncle maternel Manuel Mena, phalangiste convaincu, mort en 1938 sur le front de la guerre civile alors qu’il s’était enrôlé pour défendre des valeurs d’ordre et de grandeur nationale. C’est la question que se pose Javier Cercas dès les premières lignes de son livre. Naturellement, au vu de l’ouvrage que le lecteur tient entre ses mains, il ne laisse guère place au suspense. Mais la véritable question, en rien surprenante lorsqu’on connaît l’auteur, n’est pas tant de savoir s’il faut l’écrire, mais comment l’écrire ? De quel point de vue se placer ? Faut-il faire oeuvre de fiction ou d’historien ?
Ces interrogations étaient déjà au coeur des précédents ouvrages de l’auteur, qui poursuit ainsi un travail entamé de longue date, une réflexion sur l’écriture et les rapports qu’entretiennent fiction et réalité. Dans L’imposteur, la matière même de son livre se confondait avec ces préoccupations, puisque le héros en était un homme qui avait lui-même fondé sa vie et son parcours sur une fiction.
Cette fois, l’auteur fait face à une difficulté singulière, puisqu’il a décidé de relater l’existence d’un membre de sa propre famille, d’enquêter sur ses racines, sur tout un village, sur un homme et une communauté qui constituent une figure paradigmatique de l’histoire récente du peuple espagnol, et d’assumer un héritage qui, de son propre aveu, le fait rougir de honte. Plus difficile encore est de faire la part entre la légende familiale et la vérité historique, l’obligeant à mener un véritable travail de journaliste, recueillant les témoignages et analysant les documents officiels.
A cette fin, il opère un dédoublement de personnalité et ne se prive pas de citer les paroles ou les articles de Javier Cercas comme s’il s’agissait d’une tierce personne, allant jusqu’à mentionner, de manière assez ironique, son penchant pour le romanesque, sa «prédilection incurable de littérateur pour la légende approximative face à l’histoire certaine».
L’auteur interroge les témoins encore vivants, mais leur mémoire est-elle fiable ? Et les documents administratifs, dans cette période plus que trouble de la guerre civile, ne sont pas eux-mêmes exempts d’erreurs. C’est alors que le romancier peut intervenir, pour «colmater avec la fiction» les trous laissés par la réalité historique...
Mais Cercas s’en défend. Celui qui cherche à comprendre comment la population a pu se scinder en deux partis opposés au point de s’affronter armes à la main - et il donne dans ce livre des éclairages tout à fait instructifs pour le néophyte - voudrait avoir accès aux motivations de ce grand-oncle engagé à l’âge de 19 ans. Il voudrait savoir ce qu’il a ressenti lorsqu’il était sur le front. D’autant que les témoignages qu’il reçoit lui donnent toutes les raisons de croire que Manuel Mena avait fini par penser qu’il avait fait erreur et qu’il donnait sa vie pour des intérêts qui n’étaient pas les siens, alimentant ainsi la propre vision que l’auteur a des événements.
Cercas ne pouvant rien affirmer, il use à l’envi d’une figure de style lui permettant de raconter ce qu'il lui est interdit d’imaginer et de le présenter comme vrai, ou du moins comme plausible, en expliquant en quoi il n’est pas habilité à le faire.
Tout en interrogeant sa position et son statut d’écrivain, et en apparaissant comme un protagoniste de son propre roman - puisque ce livre est présenté comme tel - Javier Cercas offre une illustration de sa conception de la littérature. C’est elle qui donne une véritable existence aux hommes et aux histoires, qui n’existent que dès lors que quelqu’un décide de les raconter et de les écrire, opérant ainsi une forme de synthèse entre «l’âpre vérité des faits» et celle qui se transmet de génération en génération, qu’elle dépasse pour donner une «vérité plus complète que les deux autres prises séparément».
Dès lors, Cercas ne pouvait se contenter de raconter une histoire ; il devait raconter aussi l’histoire de l'histoire, expliquer comment il en était venu à produire le texte que nous avons sous les yeux. Un exercice de haute voltige, mené avec intelligence, qui permet à la fois d’envisager les conditions de la création littéraire et de mieux comprendre un épisode récent de l’histoire de l’Espagne. Un texte en tout point passionnant