Stéphanie Chaillou
Alma, 2016
Quand l'espace de travail devient un lieu de violence et de souffrance.
Je la trouvais un peu plan-plan, cette rentrée littéraire. Il y a bien quelques romans que j’ai trouvés habilement troussés et les nouveaux opus d’auteurs déjà bien installés que je n’omets jamais de lire. Mais disons que j’étais en attente de livres véritablement marquants... jusqu’à ce que je tombe, par le plus grand des hasards, sur Alice. Présenté parmi les nouveautés dans une bibliothèque parisienne que je fréquente régulièrement, je m’en suis saisi pour lire la quatrième de couverture. Il y était question de violence au travail, traitée sous la forme d’un roman policier. Surprenante approche... Le roman était bref, je n’avais pas encore commencé celui qui m’attendait : je suis repartie avec.
Dès les premières pages, j’ai été happée par le style, sec, coupant, qui traduisait d’emblée la violence du propos. Une violence feutrée, sans coups portés, avec même des sourires et l’assentiment général, mais une violence terrible, sans doute d’autant plus douloureuse qu’elle se pare des voiles de la respectabilité, faisant passer la victime pour coupable. Une mise à mort symbolique qui se joue entre deux êtres, avec la bénédiction de ceux qui incarnent l’autorité. Une forme de piège lent et insidieux se refermant sur un individu pour l’étouffer mentalement, le réduire à l’impuissance, le priver de ses facultés de raisonner, l’amener à craindre la moindre de ses paroles, même la plus anodine, qui pourrait se retourner contre lui. Prendre l’ascendant sur cette personne et instiller dans son esprit qu’elle n’est pas là pour réfléchir, mais obéir et s’incliner. Lui faire oublier que le travail a un sens, négliger qu’il est une forme d’organisation collective pour ne plus devenir qu’une somme d’individualités réduites à effectuer les tâches qui leur sont dévolues sans jamais s’interroger sur ce qu’elles font.
Un chef de service, Samuel Tison, est retrouvé mort sous un pont, battu à mort. Dans les locaux de la police, l’inspecteur Kerrelec interroge Alice Delcourt, qu’une lettre anonyme désigne comme la coupable de ce meurtre : elle a subi le harcèlement de cet homme et a fini par démissionner de son entreprise...
Jour après jour, elle raconte son histoire. Sa parole se libère et elle peut enfin dire l’enchaînement des événements, l’incompréhension, l’isolement, la perte des repères, la perte de confiance - en les autres et en elle-même.
Stéphanie Chaillou déroule tout le fil de ce qui se joue dans cette confrontation entre deux êtres. Elle pénètre au cœur des processus mentaux, elle dit combien au-delà de ce qui se passe entre ces deux personnes, quelque chose de beaucoup plus profond et sans doute de beaucoup plus grave advient : une inversion des valeurs, lorsque la loyauté, la qualité du travail, l’expérience, ne sont plus reconnues ; lorsque l’espace du travail est en perpétuelle recomposition, que l’on ne peut plus s’appuyer sur rien ni sur personne et qu’il se réduit à un leurre où chacun essaie de satisfaire ses ambitions personnelles en flattant sa hiérarchie ; elle dit l’incompréhension et l’effroi devant cette volonté de réduire l’autre à néant, elle dit la nécessité désespérée de renouer avec la raison et, plus encore, avec la conscience d’une humanité partagée.
Puis vient l’heure du renoncement à se battre, lorsque le seul objectif n’est plus que de conserver son intégrité mentale. Elle dit la manière dont tout finit par devenir animal. Le moment où on ne cherche plus les mots, où le rationnel n’a plus sa place, mais où l’on réagit de manière instinctive, où l’on ne cherche plus qu’à se protéger de l’agression. Le moment aussi, parfois, où le sentiment de révolte prend le dessus sur la peur. Le moment où la seule chose que l’on réclame à tout prix, c’est la réparation, et de voir enfin tomber les masques.
Ce qui, hélas, ne vient généralement pas, ou trop rarement. Combien de chefs de service se complaisent aujourd’hui dans de tels agissements, sans qu’ils soient jamais remis en question ? Combien de dépressions, combien de salariés quittant leur entreprise ou leur poste sans que leur bourreau soit inquiété ? Sans parler des cas les plus graves où certains ne voient plus d’autre issue que celle de se donner la mort ? Pourquoi ? Au nom de quoi ? Qu’est-ce qui justifie de tels actes ? Comment peut-on fermer les yeux ?
Autant de questions que notre société devrait légitimement et sérieusement se poser pour en finir avec la souffrance au travail, ce mal intolérable qui la ronge.
Nombre de dirigeants d’entreprises et de responsables de ressources humaines seraient bien inspirés de lire ce roman d’une grande justesse. Peut-être permettrait-il une première prise de conscience. A tout le moins constitue-t-il l’occasion de lire un texte d’une rare intensité.
Je vous en lis un extrait ici