Entretiens

mardi 23 septembre 2025

L’invention d’Eva

Alessandro Barbaglia
Liana Levi, 2025

Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont



On aurait pu croire à un hasard lorsque, publiant son premier roman, Alessandro Barbaglia racontait l’histoire hallucinante de Bobby Fischer : une rencontre qui se serait faite au détour d’une lecture, d’une conversation, qui l’aurait amené à s’intéresser à ce joueur d’échecs. Avec la parution de son nouveau récit, on sait désormais qu’il n’en est rien. L’écrivain aime les personnages hors normes, les êtres qui semblent évoluer en dehors de notre humanité commune tant ils pulvérisent les limites de ce que nous pouvons concevoir, et leur intelligence met à mal nos schémas et notre manière de penser le monde.


Barbaglia retrace cette fois le destin de l’actrice Hedy Lamarr et nous offre à cette occasion un roman aussi dingue que l’était le premier ! Hedy Lamarr a été l’une des plus grandes stars hollywoodiennes des années 40. Elle hérita alors du qualificatif plutôt lourd à porter de « plus belle femme du monde », ce qui ne l’empêcha pourtant pas de sombrer dans l’oubli. Depuis quelque temps, on commence toutefois à la redécouvrir, mais ce n’est ni pour sa carrière ni pour son insolente beauté - ou pas seulement : c’est qu’elle fut aussi une inventrice de génie. Elle est notamment à l’origine d’un principe de transmission de signaux que l’on s’accorde aujourd’hui à considérer comme l’ancêtre du Wi-FI. Elle l’avait conçu pendant la Seconde Guerre mondiale dans le but d’aider les Américains à vaincre les nazis et en avait officiellement déposé le brevet - qui resta une vingtaine d’années au fond d’un tiroir avant d’être exhumé au moment de la crise de Cuba. C’est bien connu, une femme ne peut pas être à la fois belle et intelligente. 


Et que dire si elle se révèle en outre audacieuse et scandaleuse… Hedy Lamarr aura décidément été constamment en avance sur son temps : première femme à apparaître nue à l’écran, elle dut sa célébrité précoce à une scène du film Extase : gros plan sur son visage, elle y interprétait dès le début des années 30 une femme ayant un orgasme. Mais elle ne réservait pas cette aura sulfureuse à la seule sphère cinématographique : elle eut plusieurs maris et ne se cachait pas de multiplier les amants (et amantes à l’occasion) - ce qu’elle n’hésita pas à révéler dans ses mémoires - suprême outrage d’une femme éminemment libre qui assumait pleinement ses actes et ne cachait rien de ce qui la concernait !


Ce sont toutes les facettes de cette personnalité stupéfiante que Barbaglia révèle dans son roman dont le dispositif complexe permet de mettre en lumière l’écart entre ce que cette femme était et représentait, et la société dans laquelle elle évoluait, d’où ne pouvait naître qu’une déflagration. Les lecteurs du Coup du fou ne s’étonneront pas de la structure atypique de ce récit. Ou peut-être que si, justement : il seront surpris de retrouver un schéma narratif en tout point identique à celui du précédent qui, contre toute attente, fonctionne une nouvelle fois. Tout comme en contrepoint de la rivalité entre Bobby Fischer et son adversaire Boris Spassky Barbaglia posait les figures d’Ulysse et Achille, il fait de Hedy Lamarr une incarnation contemporaine d’Eve, la première femme, celle qui pour son plus grand malheur croqua la pomme de la Connaissance. Une « faute » dont ses descendantes restent encore comptables, à l’image de la propre soeur du narrateur et des jeunes femmes ostracisées auxquelles sa mère apporta son soutien actif, constituant ainsi le troisième fil narratif de cette histoire. On peut se demander si celui-ci était vraiment indispensable. Il est vrai que l’apparition de ces personnages déconcerte un peu et l’on tarde à comprendre le rôle qu’il jouent dans le récit. Ces figures féminines permettent de mesurer le chemin qui reste à parcourir pour les femmes, dont les droits durement acquis sont, il n’est pas inutile de le rappeler, plus que jamais menacés.


Après la lecture du Coup du fou, il me tardait de lire à nouveau ce talentueux auteur italien. C’est plus vrai encore aujourd’hui : restera-t-il dans la même veine et fera-t-il le portrait d’une nouvelle figure extra-ordinaire, au sens premier du terme, ou changera-t-il de voie ? Une chose est certaine, tout comme je l’ai fait pour L’invention d’Eva, je me précipiterai chez mon libraire dès le jour de sa sortie pour le découvrir !





12 commentaires:

  1. Le coup du fou avait été mis en avant par Daniel Pennac sur un salon où j'ai eu le plaisir de l'écouter... et je ne l'ai pourtant toujours pas lu ! Je vais donc commencer par celui-là, mais je retiens suite à ton billet qu'il ne faut pas s'arrêter là.

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    1. Quel que soit celui par lequel tu commences, c'est vraiment un auteur à découvrir !

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  2. Tu me donnes envie de découvrir cet auteur.

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  3. Et bien oui, ce billet donne sacrément l'envie. Je la connaissais "inventeure" du Wi-Fi mais absolument pas sa vie, son aura et comme vous le soulignez l'audace d'être une femme. Je n'ai pas lu son précédent livre par pure désintérêt aux échecs malgré toutes les critiques positives lues ou entendues. Je me laisse donc séduire par votre critique. Merci

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    1. Je ne m'intéresse pas non plus particulièrement aux échecs, mais son approche était passionnante et dépassait de très très loin le seul cadre de cette discipline.

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  4. Ton billet est suffisamment intrigant pour que j'aille voir à la bibliothèque. Le nom de cette femme me dit en effet quelque chose, mais sans plus ..

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  5. J'ai eu l'occasion de lire quelques bribes sur Hedy Lamarr qui ont attisé ma curiosité et bien sûr, le souvenir du grand plaisir pris avec Le coup du fou me donne envie de lire ce nouvel opus. Seul le renouvellement d'une structure similaire m'agace un peu... mais je le lirai, sans doute un peu plus tard.

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    1. Ecoute, au départ ça m'a un peu surprise et, comme toi, peut-être légèrement agacée. Mais il sait y faire, la structure fonctionne - peut-être un poil moins que dans Le coup du fou, mais elle fonctionne - et le personnage est tellement incroyable et hors normes que je me suis laissé prendre.

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  6. Je ne fais pas exception : tu donnes très envie !

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