Entretiens

lundi 25 août 2025

Nerona

Hélène Frappat
Actes Sud, 2025


Quelque part en Erope, Nerona a été élue sur la foi d’un positionnement ultra populiste. Depuis qu’elle est au pouvoir, elle multiplie les décrets-lois inspirés par son Programme de Transition Princière, dont l’une des premières mesures aura sans doute été de s’autoproclamer Prince. C’est elle qui prend la parole dès les premières lignes du roman, et elle la conserve presque exclusivement jusqu’à la fin. Elle occupe tout l’espace et ne s’embarrasse pas de finesse pour faire des déclarations fracassantes dans lesquelles l’opposition est tournée en dérision, où revendiquer et exercer sa liberté signifierait s’affranchir de prétendus carcans idéologiques et de la fameuse « pensée unique », où parquer les migrants serait présenté comme une manière de les mettre à l’abri des trafics humains, où le réchauffement climatique serait une élucubration émanant de scientifiques idéologues. 


Tout ça vous rappelle quelque chose ? Face à la déferlante autoritariste que l’on voit s’abattre avec effarement sur le monde, en particulier depuis la réélection de Trump, on se sent complètement désorienté, voire démuni. Alors on cherche. A comprendre, d’abord, à essayer de trouver du sens à ce qui en paraît totalement dénué.


Les historiens se retournent sur le passé pour mettre au jour les mécanismes d’hier afin d’observer si ce qui se joue aujourd’hui est de même nature ; les journalistes - certains journalistes - mènent des enquêtes, interrogent les faits et les discours pour nous alerter ; les écrivains se placent sur le terrain de la fiction pour imaginer ce qui pourrait advenir demain. C’est certainement ce à quoi s’est employée Hélène Frappat avec ce bref roman dystopique.


L’analogie avec le président des Etats-unis ne cherche pas à se cacher : l’un des proches de Nerona se dénomme Egon Must. Et c’est peut-être là que le bât blesse. Aussi ahurissantes soient les paroles et les prises de décisions de cette dirigeante autocrate, elles ne sont guère plus qu'un écho à tout ce que l’on observe avec sidération depuis plusieurs mois. L’effet dystopique s’en trouve émoussé et on a l’impression de retrouver dans ces pages ce que l’on découvre quotidiennement dans les médias. C'est hélas à déplorer, mais la réalité fait parfois une sérieuse concurrence à la fiction...


jeudi 21 août 2025

La collision

Paul Gasnier

Gallimard 2025


Ce livre, j’aurais parfaitement pu passer à côté. Parce que la première pensée qui m'a traversé l'esprit en le voyant parmi les innombrables titres de la rentrée, c’est « tiens, encore un qui profite de sa notoriété pour se faire publier ». Mais comme je l’aime bien, ce jeune journaliste, je suis quand même allée y voir d’un peu plus près. 

Première surprise, il ne s’agissait pas d’un roman. Gasnier nous proposait un récit qui ne semblait pas si éloigné de son métier, dans la mesure où à partir de quelque chose qui pourrait s’apparenter à un fait divers - un accident de la circulation -, il se proposait d’interroger les conditions de sa survenue. Et puis cet événement ne lui était pas étranger, puisque la victime en avait été sa mère. Gasnier promettait, dix ans après les faits, de poser sur l’épisode le plus dramatique de son existence un regard qu’il voulait débarrassé de sa douloureuse dimension intime pour l’analyser avec l’exigence propre à son métier. Un exercice courageux qui pouvait sembler à première vue hors de portée...


En 2012, en plein coeur de Lyon, sa mère, qui roulait à vélo, était percutée par un jeune motard effectuant une roue arrière. Son état ne laissait pas place à l’espoir : elle décéderait après quelques jours de coma. L’enquête révèle rapidement que le jeune Saïd n’était pas le propriétaire de la grosse cylindrée qu’il chevauchait, qu’il n’avait pas le permis pour la conduire et qu’il était sous l’emprise du cannabis. De quoi nourrir chez les proches de la victime une colère et une rancoeur bien légitimes. Pour autant, Paul Gasnier refuse de céder à l’instinct du talion et s’efforce de tenir sa haine à distance.


Dix ans se sont écoulés. Dans le cadre de son activité professionnelle, il couvre les meetings politiques, en particulier ceux de l’extrême droite. Quelques mois avant les élections présidentielles, il assiste à une allocution de l’un de ces sinistres bateleurs. Alors que celui-ci évoque « la racaille » qui terrorise les honnêtes gens, la foule l’acclame. Ce déversement d’hostilité résonne en lui d’un douloureux écho. Il aurait toutes les raisons de reprendre cette haine à son compte : ce que cet homme dénonce - la violence engendrée par un délinquant récidiviste - il l’a vécu dans sa chair. Mais voir récupérés les drames tels que celui qui l’a touché pour en faire le lit de discours corrosifs et nauséabonds lui répugne. Sa décision est prise : il s’agirait désormais d’écrire son histoire pour dresser un tableau juste de ce qui avait pu conduire à cet instant funeste afin d’y déceler ce qu’il traduisait de l’état de notre pays.


Gasnier est retourné sur les lieux où se sont déroulés les faits, a rencontré des témoins, notamment l’avocat et la soeur de Saïd, il s’est efforcé de retracer l’histoire de l’adolescent que celui-ci avait été, de cerner son environnement. C’est un quartier qu’il a également ausculté, mettant en lumière son évolution urbaine, architecturale autant que sociale. Dans cette démarche, il ne s’agit nullement de justifier, mais de comprendre comment les différentes forces en présence se frottent, se télescopent, à la manière de plaques tectoniques dont on ne perçoit pas les mouvements mais qui finissent pourtant par provoquer des catastrophes.


Ce texte force le respect tant il est empreint d’intelligence et de dignité. L’objectif avoué de ce projet était pour son auteur de pouvoir vivre en paix. J’espère qu’il l’a atteint. Pour la lectrice que je suis, cette parole posée, ce refus de se laisser dominer par ses pulsions, ce choix de la lumière et de l’intelligence constituent une salutaire bouffée d’oxygène.  



mercredi 20 août 2025

La peau dure

Vanessa Schneider
Flammarion, 2025


Venue à l’écriture au début des années 2000, la journaliste Vanessa Schneider alterne romans, essais politiques et ouvrages à caractère biographique dans lesquels elle explore l’histoire de différents membres de sa famille. C’est dans cette dernière veine que s’inscrit le récit qu’elle publie en cette rentrée. Elle y fait le portrait de son père, Michel Schneider, psychanalyste, haut fonctionnaire et lui-même écrivain, disparu en 2022. 


En 2018, c’est le destin de sa cousine l’actrice Maria Schneider qu’elle avait retracé. Si ce texte, à la fois tendre et lucide, s’était révélé passionnant, c’est parce qu’au-delà de sa dimension intime il mettait en lumière les ambiguïtés - voire la duplicité - de toute une génération qui s’était imposée au lendemain de 68. C’est ce qui fait une fois encore la force de ce récit.


Avant sa mort qu’il sait imminente, Michel confie à sa fille une boîte pleine de documents personnels que celle-ci s’empresse d’enfouir sous son lit. Lorsqu’elle l’exhume, quelque temps plus tard, elle y trouve des cahiers, des bulletins scolaires, des documents administratifs qui lui permettront de remonter le cours du temps jusqu’aux failles originelles de l’enfance de son père.


Une enquête familiale de plus, me direz-vous ? Oui et non. Vanessa Schneider ne s’attarde pas sur le déroulé des événements qui ont marqué la vie de son père. C’est plutôt la nature de la relation qu’elle a elle-même entretenue avec lui qu’elle interroge. Une relation complexe, où l’amour, immense, le dispute à une incommensurable soif de reconnaissance. C’est à travers ses propres souvenirs personnels que Vanessa Schneider trouve peu à peu les clés d’un comportement empreint de paradoxes qui avait plus d’une fois suscité son incompréhension et sa colère. 


Michel Schneider, né à la fin de la Seconde Guerre mondiale, incarne l’archétype de cette génération d’hommes qui s’engagea dans les rangs de l’extrême-gauche, en l’occurrence maoïste, et qui s’empara ensuite sans états d’âme des postes de pouvoir et d’influence, notamment après l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République. Si Michel pouvait s’enorgueillir de ne jamais être allé pantoufler dans le privé, sa fille était bien placée pour percevoir les dissonances qui l’habitaient cependant.


C’est ainsi toute une époque que Vanessa Schneider sonde et ressuscite à travers le portrait sensible mais sans concession de l’homme hors normes qu’était son père. Une approche fine, acérée, qui s’inscrit dans la continuité du travail qu’elle avait entrepris avec l’histoire de sa cousine Maria, qui nous aide à comprendre ce qui se joua dans les années 70 et 80 d’un point de vue sociétal. C’est aussi ce qui nous permet de mieux comprendre notre propre époque, qui en découle, et c'est ce qui rend à mes yeux la lecture de cette auteure si précieuse.




lundi 18 août 2025

L’adversaire

Emmanuel Carrère

POL, 2000



Qui est né au siècle passé se souvient certainement de l’histoire hallucinante de Jean-Claude Romand, cet homme qui avait fait croire à son entourage pendant près de deux décennies qu’il était un médecin à la carrière brillante, chercheur à l’OMS, mais qui passait en réalité ses journées à lire les journaux dans un café ou dans sa voiture. Au moment où la vérité allait éclater, il avait froidement assassiné parents, femme et enfants, avant de tenter de mettre fin à ses jours. Cette histoire incroyable avait frappé les esprits et défrayé la chronique. 


Comme chacun d’entre nous, Carrère avait découvert cette affaire dans les journaux. Mais contrairement à nous, elle est restée solidement arrimée à son esprit. Au point de vouloir écrire à son sujet. Toutefois, si l’on en croit l’auteur, la maturation de ce texte a été longue. Son écriture aura été précédée d’une première tentative soldée par un échec, ce pour des raisons liées au protagoniste, au procès et au secret de l’instruction. Mais surtout à la difficulté qu’a éprouvée Carrère à trouver sa place et à adopter le point de vue qui convenait. Aujourd’hui où il s’est affirmé comme un grand écrivain de non-fiction, où l’écriture du réel est devenue sa marque de fabrique, cet aveu confère à ce récit un caractère particulier, indiquant assez le tournant décisif qu’il allait marquer dans sa production littéraire.


Dans le prologue, Carrère précise ce qu’il était lui-même en train de faire lorsque, le samedi 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tua méthodiquement sa femme, ses deux enfants, puis ses parents. Avec cette singulière entrée en matière, Carrère écartait d’emblée l’idée de présenter une enquête que n’allaient manquer de mener ni la justice ni les journalistes. C’était autre chose qui le taraudait au point de vouloir écrire un livre : percer le mystère de ce qui avait pu conduire un homme à mentir des années durant à ses proches, à s’inventer une vie complètement fictive, à construire son existence sur du sable avant d’assassiner sa famille au moment où la vérité allait s’imposer. C’est bel et bien la dimension existentielle de cette trajectoire qu’il voulait essayer de saisir, afin de comprendre ce qui se jouait dans la psyché de cet homme et, ce faisant, de comprendre pourquoi elle nous avait tous saisis d’effroi. Il s’agissait en somme d’appréhender à travers une expérience individuelle radicale une part de la condition humaine.


C’est précisément cette démarche que j’admire chez Carrère depuis ma lecture de Limonov qui est l’oeuvre par laquelle je l’ai découvert. Depuis, je lis chacun de ses livres et apprécie de revenir entre deux nouveautés à ses ouvrages antérieurs. Il y a quelques années, j’avais ainsi lu D’autres vies que la mienne, que j’avais beaucoup apprécié. Si j’ai trouvé L’adversaire intéressant, il reste pour moi un peu en-deçà de ceux qui suivirent. Sans doute parce que Carrère se tient encore à l’orée d’un nouveau continent littéraire où il ne tardera guère à exprimer sa singularité et un talent qui ne cesse de s'affirmer. Vous comprendrez donc que la sortie de Kolkhoze constitue à mes yeux l’événement de la rentrée littéraire. Je me réjouis d’en voir la date arriver à grands pas !


  

lundi 4 août 2025

Le duel

Joseph Conrad
Initialement publié en 1908

Traduit de l’anglais par Michel Desforges



Ayant récemment revu le film de Ridley Scott Duellistes, j’ai eu envie de lire le livre qui l’avait inspiré. Cette singulière histoire d’honneur m’intriguait et j’imaginais que l’écrivain explicitait davantage les ressorts psychologiques pouvant expliquer le comportement de ces deux soldats de l’armée napoléonienne.


En effet, même si le récit est assez bref, Il laisse un peu plus de place à l’analyse. On y découvre deux personnalités contrastées, voire opposées, incarnant deux figures d’officier de l’armée napoléonienne : l’un, Féraud, est un soutien indéfectible de Bonaparte, tandis que le second, d’Hubert, a embrassé une carrière qu’il poursuivra quel que soit le régime en place. Durant plus d’une décennie, le premier provoquera le second en duel de manière obsessionnelle, reléguant aux oubliettes le motif - plus que ténu - de leur discorde initiale.


Bien sûr il s’agit d’une histoire de code de l’honneur qui défie aujourd’hui notre entendement. Mais Conrad donne une dimension existentielle à cette rivalité, les deux personnages ne trouvant à se réaliser que dans cette relation pourtant dénuée de sens - ce dont d’Hubert finira in extremis par prendre conscience.


Mais c’est aussi, d’un point de vue plus historique, l’opposition entre un homme d’extraction modeste auquel l’épisode napoléonien offrira l’occasion d’une ascension sociale - avant la chute - et un autre bien né qui, grâce notamment à sa soeur monarchiste convaincue, stabilisera sa position sous la Restauration.


Ridley Scott, dont c’était le premier film, a tiré le meilleur parti de cette histoire, tandis que Keith Carradine et Harvey Keitel en incarnaient à la perfection les protagonistes. Peut-être en ont-ils même accru leur postérité ?