Entretiens

mercredi 5 mars 2025

Berceuse pour Octave et Paul

Arthur Cahn
Christian Bourgois, 2025


Je suis généralement réfractaire aux récits de la perte d’un enfant tant cette idée m’est insupportable. Entrer en empatie avec un personnage qui connaîtrait cette expérience me serait beaucoup trop douloureux. Pourquoi cette fois ai-je sauté le pas ? Parce que le sujet en cachait un autre, d’ordre plus sociétal.


Octave, en effet, est un petit garçon de deux ans qui se noie dans la piscine de sa grand-mère, alors que ses parents dormaient encore et qu’ils ne l’ont pas entendu se lever. Comment a-t-il réussi à enjamber les barreaux de son lit et à gagner le jardin sans se faire remarquer ? Pourquoi la bâche de protection n’avait-elle pas été tirée ? La famille endeuillée ne cessera de se poser ces lancinantes questions ni d’imaginer la litanie des « si » qui auraient pu empêcher le drame, comme sans doute commence par le faire tout parent confronté à la mort de son enfant. 


Arthur Cahn trouve les mots justes pour cerner cette absence contre-nature, l’effroi, la douleur, le sentiment de culpabilité, et il y a beaucoup de pudeur dans l’expression de cette détresse infinie. Mais c’est autre chose qui va se jouer très vite et l’on n’accompagnera pas les parents dans leur lent cheminement pour tenter d’accepter l’inacceptable et reprendre le cours d'une vie fracturée. Car Octave était un enfant adopté, et ses parents s’appellent Paul et Fabien. 


Très vite, leur souffrance est profanée : si l’enfant est mort, c’est qu’il n’avait pas de famille « normale », entendez un père et une mère qui auraient su le protéger et l’élever. Tel est le propos que tient une responsable politique militante de la Manif pour tous, farouchement opposée au mariage homosexuel, qui voit là l’occasion de remettre sa sinistre cause au coeur des débats pour tenter d’obtenir le retrait de la loi qu’avait portée en son temps Christiane Taubira. Ainsi les parents endeuillés sont-ils projetés malgré eux dans une polémique et un combat qui n'est pas le leur, eux qui voulaient simplement chérir leur fils...


La force du roman tient sans aucune doute à sa manière d’aborder l'homophobie et la question de l’homoparentalité sans opter pour une posture militante : les parents se refusent à incarner un symbole, ce qui permet à l’auteur de ne jamais se départir du point de vue intime de ses personnages. En faisant le récit d’une souffrance incommensurable sans sombrer dans le pathos, Arthur Cahn ne fait que souligner l'obscénité d'individus qui s'efforcent de salir ceux qui ne vivent pas comme eux. Il n'aurait pu mieux servir son propos : comment en effet ne pas être touché en plein coeur par ce délicat roman ?

samedi 1 mars 2025

6 avenue George V

Thomas B. Reverdy
Flammarion, 2025


Avec ce récit, Thomas B. Reverdy inaugure une toute nouvelle collection intitulée « Retour chez soi ». Le temps d’une journée et d’une nuit est offerte à un écrivain la possibilité de retourner sur un lieu de son enfance ou de son adolescence afin qu’il livre le récit intime de cette expérience. Ça vous rappelle quelque chose ? Comment ne pas penser en effet à « Ma nuit au musée » des éditions Stock ? Les succès éditoriaux sont toujours source d’inspiration pour les autres éditeurs…


Je dois dire que j’étais un peu circonspecte. D’autant que, plus encore que la confrontation avec une oeuvre qui vous touche particulièrement, ce dispositif me semblait de nature à mettre les écrivains dans une situation de profond bouleversement pouvant donner lieu à une surexposition de leur part la plus intime. Car, dans le fond, c’est bien cela qui est attendu. Mais j’aime beaucoup Reverdy, et ce n’est pas cela qui allait m’empêcher de lire son nouveau livre ! 


Ainsi donc est-il revenu dans un quartier qu’il n’a plus beaucoup l’occasion de fréquenter pour passer la nuit dans le studio de danse où sa mère prenait des cours chaque samedi et au-dessus duquel ii a occupé pendant deux ans, alors qu’il était étudiant, une petite chambre qui lui était louée pour une somme dérisoire. Un lieu empreint d’une forte charge émotionnelle puisque étroitement lié à sa mère, morte depuis trente ans. Evidemment, les souvenirs affluent. En retournant sur d’autres lieux alentour, cafés et restaurants où il se rendait enfant avec elle, des scènes lui reviennent en mémoire. Au fil des pages se dessine le portrait d’une femme éprise d’art et de liberté, qui emmenait son fils au théâtre et à l’opéra, considérant qu’on n’était jamais trop jeune pour fréquenter la beauté, que la vie n’était jamais aussi ardente que lorsqu’on était frappé en plein coeur par le jeu d’un acteur ou l’arabesque d’une étoile, et qui n’a eu de cesse de transmettre à son fils le goût de cette beauté.


Sans jamais sombrer dans le pathos, ni même la nostalgie, Reverdy rend au contraire un hommage appuyé à cette mère à laquelle j’aimerais ressembler. Ou, disons que si mes fils avaient un jour de tels mots à mon égard, c’est que j’aurai réussi à leur transmettre moi aussi ce qui est à mes yeux l’essentiel. 


Mais ce qui fait la force de ce récit, c’est que Reverdy ne se contente pas de se retourner sur son passé. Il met au contraire en perspective ce moment unique de l’adolescence où tout semble ouvert, où tous les choix semblent possibles, et regarde les années, encore nombreuses, qu’il lui reste à vivre. A cinquante ans, peut-on encore se laisser surprendre par la vie et emprunter une nouvelle voie ? Telle est sans doute l’interrogation majeure de ce texte, qui apparaît ainsi empreint d’un bel élan vital.